Nous nous retrouvons le 19 janvier à l’Opéra Bastille à 19h30 pour (re)découvrir un opéra inspiré par la vie d’une légendaire tragédienne du XVIIIè siècle, Adrienne Lecouvreur. Pensée pour la voix, cette œuvre a attiré, depuis sa création en 1902, les plus grandes primadonnas, séduites par ce grand rôle de diva, de comédienne et de femme.
C’est aussi le seul opéra encore au répertoire des quatre de Francesco Cilea (1866-1950), un des grands compositeurs de la « giovane scuola » et du « vérisme », mouvement marquant de l’art lyrique post-verdien, qui comptait aussi dans ses rangs Puccini, Mascagni, Leoncavallo, Giordano, Catalani, …
Né le 23 juillet 1866 à Palmi (Calabre), Francesco Cilea, fils d’avocat, séduit enfant par l’écoute du finale de Norma de Bellini, est rapidement reconnu pour ses talents musicaux. Le condisciple, ami et biographe de Giovanni Bellini, Francesco Florimo l’aide à entrer à 13 ans au très renommé conservatoire de Naples où il récoltera tous les honneurs. Un premier opéra Gina (1889), bien reçu, conduit l’éditeur Sonzogno à lui en commander un autre. Son deuxième, La Tilda (1892), n’ayant pas connu le succès, Cilea décide de s’orienter vers l’enseignement à Florence. Un an après, en 1897, L’Arlesiana rencontre son public, incitant Sonzogno à lui commander en 1900 un nouvel opéra : ce sera Adriana Lecouvreur (1902) et un triomphe ! Gloria en 1907, malgré Toscanini, n’ira pas loin et Cilea décide de se concentrer sur une carrière de directeur de conservatoire et d’enseignant (Palerme puis Naples). Après des dernières années marquées par la surdité et la maladie, il meurt le 20 novembre 1950 à Varazze (Ligurie) ayant toutefois réussi à convaincre Magda Olivero, son interprète favorite, de remonter sur scène pour l’entendre une dernière fois :« Vous êtes allée au-delà des notes. Vous avez compris ce que j’éprouvais en composant mon opéra et vous êtes entrée dans l’âme d‘Adriana de la même manière que je la ressens ». La reprise aura hélas lieu deux mois trop tard…
Pour honorer la commande de Sonzogno, Cilea s’oriente vers l’Adrienne Lecouvreur d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé, « comédie-drame en cinq actes » très célèbre et à grand succès, créée en 1849 à la Comédie-Française pour la grande Rachel et jouée depuis cinquante ans par les plus grandes tragédiennes, Eleonora Duse, Marie Favart, … Sarah Bernhardt créera le rôle à Londres.
Dans son livret, Arturo Collauti (1851-1914) reste globalement fidèle à la pièce originale tout en l’adaptant aux exigences opératiques (suppression de scènes, caractérisation différente des personnages et évolution vers le tragique et drame, importance donnée aux personnages secondaires de comédiens, prince grand seigneur éclairé devenu libertin, princesse amoureuse plutôt que vaniteuse, …). Il fait alterner scènes extérieures de groupe (actes impairs) et intimistes (actes pairs) soulignant ainsi une belle dynamique et un rythme soutenu.
La partition met en lumière les qualités du compositeur : sens du théâtre, savoir-faire orchestral (préludes …), et surtout amour du bel canto, de la voix et de la ligne de chant, avec sa dynamique, toute une gamme d’intensité (pianissimi, forte,…) et de nuances sur des durées courtes et la longueur de phrase (solos d’Adriana, de Maurice et de Michonnet). Elle déploie des motifs récurrents, qu’il soit de situations, pour assurer pendant une scène une continuité musicale, ou caractéristiques, attachés à des personnages ou à des sentiments, des harmonies, des chromatismes … On y perçoit les influences reçues et intégrées : Bellini, Massenet, Puccini, Wagner notamment.
Adriana Lecouvreur, opéra en quatre actes, a été créé le 6 novembre 1902 (deux ans avant Tosca) au Teatro Lirico de Milan dans une distribution éblouissante : Enrico Caruso en Maurice, Angelica Pandolfini, la créatrice de Mimi de la Bohème, en Adriana, le tout jeune Giuseppe de Luca, futur immense baryton, dans celui de Michonnet. Le triomphe fut immédiat et l’œuvre fut reprise dès 1903 et les années suivantes sur toutes les grandes scènes mondiales : Lisbonne, Barcelone, Buenos Aires, Hambourg, Genève, Naples, Londres, Paris, Saint Pétersbourg, New York, …. Elle a attiré les plus grandes primadonnas : Magda Olivero, dont c’est le rôle fétiche et qui l’aura chanté 113 fois, Renata Tebaldi, Renata Scotto, Montserrat Caballé, Raina Kabaivanska, Mirella Freni, Anna Netrebko, …
La mise en scène, de l’écossais David McVicar, qui nous est présentée a certes beaucoup tourné depuis sa création en 2010 (Covent Garden, Metropolitan, Opéra de Paris, Scala,…). Elle reste cependant un modèle du genre, plongeant le spectateur dans une mise en abîme totale, les décors avec leurs jeux de perspectives le faisant tourner autour de la scène d’un théâtre du XVIIIè siècle. Cette idée est exploitée de bout en bout, ce qui en fait sa force. Costumes et décors somptueux, jeux d’ombres et de lumières viennent compléter l’atmosphère Régence et la féérie de cette mise en scène littérale et à l’esthétique digne de Watteau.
Contexte historique : Adrienne Lecouvreur
Contrairement à la tradition opératique, Adriana Lecouvreur repose sur un personnage historique à la vie romantique à souhait.
Fille d’un pauvre chapelier venu s’établir au faubourg Saint Germain, Adrienne Lecouvreur (1692- 1730) se passionne très tôt pour la scène au point que ses spectacles d’amateurs, qui enthousiasment le quartier, encourent l’interdiction à la demande des Comédiens du Roi ! Impressionné, l’acteur Legrand lui apprend les rudiments de la déclamation. Après quelques années en province, elle revient à Paris et débute à la Comédie-Française. Elle y a un tel succès qu’un mois après, elle est reçue, à 25 ans, « comédienne ordinaire du Roi pour les premiers rôles tragiques et comiques ». Elle révolutionne complètement la façon de jouer, par sa simplicité et son intelligence, son style au naturel, qui en font de fait la première comédienne moderne. Elle excelle tout particulièrement dans les rôles où la passion domine et suscite l’admiration de tous (Alexandre Dumas) et l’enthousiasme de ses admirateurs (Voltaire entre autres, avec qui elle a une liaison).
Comme la plupart des comédiennes de l’époque, elle a de nombreux amants : « Adrienne Lecouvreur a passé sa vie à aimer » résumera Arsène Houssaye. Maurice de Saxe, fils naturel de Frédéric Auguste roi de Pologne, futur « vainqueur de Fontenoy » et maréchal, fut probablement l’élu de son cœur. Soldat de métier à peu près inculte quand il arrive à Paris à vingt-quatre ans, il est initié par Adrienne à la littérature, à la poésie, à la musique. Il découvre la lecture et se passionne pour le théâtre. La comédienne financera les troupes qu’il doit lever pour défendre le duché de Courlande à la succession duquel il est appelé, à la condition … d’en épouser la duchesse, ce qui ne le dissuade pas. Vaincu, il revient à Paris où il devient la coqueluche de nobles dames, en particulier de la duchesse de Bouillon.
Adrienne déclame face à cette rivale quelques vers de Phèdre, perçus comme un affront, accepte une entrevue avec elle dans sa loge et meurt à 37 ans dans des convulsions terribles. La rumeur d’une vengeance par empoisonnement se répand alors auprès des contemporains. La sépulture religieuse lui est refusée, comme aux autres comédiens, et le corps de « celle qui dans la Grèce aurait eu des autels (…) à Londres aurait eu des tombeaux parmi les beaux esprits, les rois, et les héros. » (Voltaire, La mort de mademoiselle Lecouvreur) fut enterré clandestinement dans un terrain vague près des bords de Seine… La légende se forme ainsi donnant lieu à pièces de théâtres, films (Adrienne Lecouvreur de Marcel L’Herbier avec Yvonne Printemps et Pierre Fresnay ou Dream of love de Fred Niblo avec Joan Crawford !) et cet opéra, vie romancée de la grande tragédienne et de ses amours fatales.
Argument i
L’action se situe à Paris en 1730, sous la Régence.
Acte I Foyer de la Comédie-Française
Des acteurs sur le point d’entrer en scène demandent à Michonnet une épée, un chapeau ou un manteau, il se plaint de devoir tout faire en même temps. Le prince de Bouillon entre avec l’abbé et salue les comédiens. Les visiteurs s’étonnent de voir la salle si pleine. Rien d’étonnant à cela, commente Michonnet, puisque Duclos et Adrienne Lecouvreur jouent ce soir. Adrienne entre, répétant sa tirade. Elle accueille modestement les compliments qu’on lui fait et déclare n’être que la servante de l’art : « Io son l’umile ancella del Genio creator – je suis l’humble servante du génie créateur ». Cet air réapparaît tout au long de l’œuvre comme le thème d’Adrienne.
Elle déclare que Michonnet est son meilleur ami, et le fidèle régisseur en pleure d’émotion. Une fois seul, il en avoue la raison : il aime Adrienne depuis le jour où elle est entrée dans la Maison - mais osera-t-il le lui dire ? Il commence à peine qu’elle avoue être amoureuse d’un cavalier inconnu, attaché au comte de Saxe. L’instant suivant, le cavalier inconnu est auprès d’elle et lui chante un arioso passionné : « La dolcissima effigie - l’image chérie ». Adrienne lui promet de ne jouer que pour lui, et lui donne, avant de le quitter, des violettes pour sa boutonnière.
Le Prince entre, accompagné de l’Abbé, qui lit une lettre qu’ils ont interceptée. Elle est signée par la princesse, et comme elle fixe un rendez-vous pour onze heures à la villa de la maîtresse du prince, la comédienne Duclos, ils sont persuadés que cette dernière l’a écrite. Des comédiens les entendent mettre au point un plan pour surprendre les amoureux, et un ensemble animé se développe.
Acte II Salon du pavillon de la Grange-Batelière, propriété de la Duclos
La Princesse de Bouillon – qui a organisé le rendez-vous - révèle dans son grand monologue ses tourments amoureux : « Acerba voluttà -déchirante volupté ». Maurizio arrive et s’excuse de son retard : on le suivait. Elle remarque les violettes et demande si elles sont pour quelque chose dans ce retard. Il répond les avoir apportées à son intention : « L’anima ho stanca-mon âme est lasse ».
Ils sont interrompus par l’arrivée d’une voiture. La princesse se cache, et le prince de Bouillon, accompagné de l’abbé, ne trouve que Maurizio dans la pièce. S’étant moqués de lui, ils s’étonnent qu’il parle de duel. Pourquoi faire tant d’histoires ? Le prince est las de la Duclos ; pourquoi le comte de Saxe ne la prendrait-il pas pour maîtresse ? Maurizio commence à comprendre. L’instant suivant, Adrienne est introduite dans la pièce. On les présente. Elle s’étonne : celui qu’elle prenait pour un aide de camp est le comte de Saxe lui-même. Le prince et l’Abbé sortent et Adrienne se retrouve seule avec Maurizio.
Ils répètent leurs déclarations passionnées dans un bref duo. Michonnet entre et demande à parler à Duclos, car il faut prendre une décision avant le matin au sujet d’un nouveau rôle. Elle est ici, dit l’Abbé. Maurizio veut le faire taire, mais Michonnet décide d’agir : il se dirige d’un pas ferme vers la pièce que Maurizio a essayé de protéger. Maurizio jure à Adrienne que Duclos ne s’y trouve pas – d’ailleurs il avait ici rendez-vous pour des questions politiques, et pas pour une affaire de cœur. Elle le croit. Quand Michonnet ressort déclarant que la Duclos n’y était pas, l’Abbé demande à connaître l’identité de la dame qui s’y trouve. Adrienne empêche Michonnet de parler, décidée à servir la cause de Maurizio et d’aider la mystérieuse dame.
Adrienne frappe à la porte et dit à la dame qui se trouve dans la pièce qu’elle peut l’aider à s’enfuir grâce aux clés du jardin, qui sont en sa possession. La princesse la presse de questions et finit par avouer qu’elle aime Maurizio. Adrienne répond fièrement que c’est elle qu’il aime, sur l’air de leur duo d’amour. La princesse s’échappe juste au moment où le prince et sa suite reviennent.
Acte III Palais du prince de Bouillon
On prépare une soirée dans l’hôtel de la princesse de Bouillon. Elle se demande où elle a déjà entendu la voix de sa rivale. Les invités arrivent. Adrienne, que la princesse reconnaît aussitôt, chante l’air qui accompagnait au premier acte les paroles « Io son l’umile ancella ». La princesse glisse que Maurizio a été gravement blessé dans un duel, et Adrienne laisse apparaître son émotion. Maurizio entre, et tous le pressent de raconter ses batailles. « Il russo Mencikoff- le Russe Menchikov ». Pendant que l’on danse un intermède, la conversation continue, se terminant par une joute de mots d’esprit entre la princesse et Adrienne.
Acte IV Maison d’Adrienne
Michonnet attend Adrienne (« So ch’ella dorme – Je sais qu’elle dort ») qui arrive enfin, complètement désespérée. Plusieurs comédiens viennent lui souhaiter son anniversaire, et l’on apporte un panier. Adrienne l’ouvre, il contient des violettes, celles-là mêmes données la veille à Maurizio, maintenant fânées et flétries. Elle s’adresse tristement aux fleurs, car elle y voit le symbole de l’amour éteint de Maurizio : « Poveri fiori-pauvres fleurs ». Michonnet essaie de la consoler. Il sourit, car on entend la voix de Maurizio approcher. Adrienne ne peut résister à ses déclarations passionnées, surtout quand il propose de l’épouser. Il lui confie que ses revendications ont été écoutées et qu’il avait recouvré les titres auxquels il avait droit. Elle essaie un moment de l’impressionner en déclarant que la scène est la seule chose qui compte dans sa vie- mais l’amour l’emporte.
Soudain, elle pâlit, et Maurizio l’empêche de tomber. Elle pense que cela est dû aux fleurs qu’il lui a renvoyées. Il nie avoir fait une telle chose. Adrienne souffre terriblement ; bientôt, elle ne reconnaît plus son amant … Il demande du secours. Michonnet entre et suggère que les fleurs ont été empoisonnées par une rivale. Après une dernière convulsion, Adrienne meurt dans leurs bras. La vengeance de la princesse est complète.
Les principaux personnages et leurs voix
- Adriana Lecouvreur : tragédienne célèbre, symbole de la femme passionnée, souffrante et trahie, amoureuse de Maurice de Saxe et aimée de Michonnet ; tonalité de La bémol majeur ; « ma voix est un souffle (…) le but de mon art : la vérité » ces deux phrases résument l’ambiguïté du rôle, « la difficulté est de faire vivre la femme à travers la comédienne » (Jean Cabourg) : soprano dramatique à la technique d’exception (souffle, gamme de nuances d’intensité, contrôle de la dynamique).
- La princesse de Bouillon : arrogante, hautaine, jalouse, furieuse ; grave puissant, sauts d’octaves, joue des couleurs et des aiguës : mezzo-soprano.
- Maurice, comte de Saxe : fils du roi de Pologne et vainqueur de Fontenoy ; ténor sachant contrôler l’intensité du son, stature et longueur de phrase.
- Michonnet : régisseur à la Comédie-Française, amoureux d’Adriana, rôle essentiel, longueur du souffle, colorations, qualité de diction : baryton Verdi.
- Le prince de Bouillon : aristocrate libertin, « protecteur de la Duclos, dilettante en chimie comme en amour » : basse.
- L’abbé de Chazeuil : abbé de cour, « chouchou » de la princesse : ténor.
Discographie sélective
- James Levine (dir): Renata Scotto (Adriana), Placido Domingo (Maurice de Saxe), Elena Obraztsova (princesse de Bouillon), Sherrill Milnes (Michonnet) - Philharmonia orchestra-1977- CBS : une très grande version musicalement sans doute la plus satisfaisante et une référence.
- Mario Rossi (dir): Magda Olivero (Adriana), Franco Corelli (Maurice de Saxe), Giulietta Simionato (princesse de Bouillon), Ettore Bastianini (Michonnet) – Orchestre Teatro San Carlo de Naples- live- 1959- CBS : Olivero est l’Adriana du siècle, c’est son rôle fétiche, et elle est l’interprète préférée du compositeur ; le grand Corelli, prince des ténors, y trouve son meilleur rôle ; le reste de la distribution est du plus haut niveau, le public est en délire, un enregistrement légendaire !
- Franco Capuana (dir): Renata Tebaldi (Adriana), Mario Del Monaco (Maurice de Saxe), Giulietta Simionato (princesse de Bouillon), Giulio Fioravanti (Michonnet) – Accademia nazionale di Sta Cecilia - Rome-studio- 1961- Urania arts (version remastérisée meilleure que la version Decca) : une des grandes familières du rôle avec deux autres superstars ; très belle version.
- Maurizio Arena (dir): Raina Kabaivanska (Adriana), Alberto Cupido (Maurice de Saxe), A Miltcheva (princesse de Bouillon), A D’Orazi (Michonnet) – Radio bulgare-studio – 1985- Balkanton/RCA : essentiellement pour l’interprétation de Kabaivanska qui rivalise avec Olivero !
Vidéographie
Marc Elder (dir), David McVicar (mes) : Angela Gheorghiu (Adriana), Jonas Kaufmann (Maurice de Saxe), Olga Borodina (princesse de Bouillon), Alessandro Corbelli (Michonnet) – Orchestra ROH Covent Garden – 1985-Decca DVD : superbement chanté, manque peut-être le côté dramatique et « sortie de gonds » de Scott ou d’Olivero. Une très belle introduction à l’œuvre.
Streaming
Gianandrea Noseda (dir) David McVicar (mes): Anna Netrebko (Adriana), Piotr Beczala (Maurice de Saxe), Anita Rachvelishishvili (princesse de Bouillon), Ambrosio Maestri (Michonnet) – Metropolitan opera – 2019 – très belle version avec une distribution moderne de haut niveau.
Bibliographie
- L’Avant-Scène Opéra Adrienne Lecouvreur n°155, 1993 : guide d’écoute, livret et articles
- Gustave Kobbé : Tout l’opéra Bouquins éd Robert Laffont
Jean-François Bourdeaux
Club Opéra
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