La réindustrialisation et la souveraineté sanitaire de la France
SCIENCES PO ALUMNI – GROUPE SANTE
COMPTE RENDU¹ DE LA TABLE-RONDE : LA REINDUSTRIALISATION ET LA SOUVERAINETE SANITAIRE DE LA FRANCE
29 NOVEMBRE 2022 - HOTEL DE L’INDUSTRIE
PARTICIPANTS :
- Etienne Tichit, Directeur Général de Novo Nordisk, et Vice-Président, Affaires Publiques de Polepharma
- Anaïs Voy-Gillis, géographe et chercheuse associée à l’IAE de Poitiers
- Olivier Lluansi, Partner Strategy& PwC, Senior Fellow ESCP Business School
- Franck Mouthon, Président de France Biotech
- Paul-François Fournier, Directeur Exécutif, Direction Innovation, membre du Comité Exécutif de la BPI
ANIMÉE par Didier Veron (Président du G5 Santé, Vice-Président Exécutif, Affaires Corporate, LFB) et Annie Chicoye (Directeur Général AC Health Consulting).
La crise sanitaire de la COVID 19 a été l’occasion d’une prise de conscience brutale de notre dépendance en matière d’approvisionnement de produits de santé ; elle a donné lieu à l’accélération de la politique de soutien à l’innovation et à la réindustrialisation engagée depuis 2008, afin d’apporter une meilleure réponse aux enjeux stratégiques du secteur.
Cette nécessité est d’autant plus forte dans le contexte du moment, où la guerre en Ukraine et son impact sur l’approvisionnement énergétique de l’Europe, le retour de l’inflation associé à un affaiblissement de l’euro sont facteurs de pression sur les coûts salariaux et les coûts d’approvisionnement et susceptibles de remettre en cause l’élan porté par le plan de Relance et le plan Innovation Santé 2030.
L’autre facteur d’inquiétude réside dans le Projet de Loi de Financement de la Sécurité Sociale pour 2023, qui une fois encore pénalise les industries de santé en faisant peser sur elles une large partie des économies attendues pour 2023.
Nous partons d’un constat plus général très préoccupant : l’affaiblissement constant de la part de l’industrie manufacturière dans le PIB de la France depuis 1980, passée de 30 % à 15% en 2008 et 10 % en 2019, dans la croyance en une économie post-industrielle orientée vers la production de services à haute valeur ajoutée et la délocalisation des activités de production vers les pays à bas coût… . Cette tendance s’est vérifiée pour le secteur du médicament, et la France, de première productrice de médicaments en Europe, est passée à la quatrième, voire à la cinquième place, derrière la Suisse, l’Allemagne et l’Italie.
¹ Compte rendu préparé par Annie Chicoye et Didier Veron, avec la contribution de Mariette Munier, étudiante à Sciences Po en Master Politiques Publiques
L’objectif de la table ronde, réunissant experts du secteur santé, était de débattre des facteurs de succès pour une réindustrialisation, de la portée des actions entreprises depuis plus d’une décennie, tout en analysant les raisons de ce déclin.
Une évolution dans le regard porté sur l’industrie
Selon Olivier Luansi, deux croyances sont à briser : la première est que la valeur ajoutée n’est pas dans la fabrication, car les fabricants finissent par remonter la chaine de valeur et deviennent des novateurs ; la seconde est de penser que les pays dits “émergents” ne voudront pas eux-aussi de meilleurs salaires et de meilleurs standards sociaux, induisant à terme une réduction de leur avantage compétitif qui remet en cause la délocalisation à tout va.
Si des signaux favorables sont enregistrés, comme le rebond de l’emploi dans des secteurs qui ne sont pas à forte valeur ajoutée mais qui montent en gamme (le textile, par exemple) ou le solde positif de ouvertures/fermetures de sites, la part de l’industrie dans le PIB reste stagnante, et la balance commerciale continue à baisser en volume, sinon en valeur. Pour Anaïs Voy-Gillis, il manque à notre politique industrielle une vision – ou veut-on aller, quels secteurs privilégier etc… - un cadre qui clarifie les responsabilités entre les différents acteurs qui ne puissent pas se défausser les uns sur les autres, ainsi que le renforcement des écosystèmes favorables, depuis les infrastructures numériques, énergétiques, de transports jusqu’aux compétences humaines.
François Paul Fournier insiste sur l’ancrage dans les territoires de ces écosystèmes reposant non seulement sur l’innovation portée par des start-ups soutenues et financées, mais par le tissu des PME et ETI qui en sont les forces vives.
Les biotechnologies en santé : un secteur qui rattrape son retard sur ses concurrents européens ?
Franck Mouthon est optimiste : en France, environ 800 biotechs, 15 nouvelles chaque année, alimentées souvent par des chercheurs universitaires dont certains deviennent entrepreneurs ; 1 500 produits en développement dans plusieurs pathologies, dont 300 en développement clinique précoce.
Toutefois la bioproduction concentre 70 % de la valeur, et est le plus gros enjeu : le développement insuffisant en France fait que la majorité de biotechs produisent hors de France, alors que développement et bioproduction sont étroitement corrélés.
Pourquoi une compagnie pharmaceutique d’origine européenne va investir en France
Novo-Nordisk offre un bon exemple : l’entreprise danoise devenue un des leaders mondiaux notamment dans le traitement par insuline du diabète, a fait le choix dès les années 60 d’installer à Chartres un site de production qui est son deuxième site en Europe. Le choix s’était alors fondé sur la stabilité politique et économique, la qualité des compétences avec un savoir-faire industriel fort et la qualité des infrastructures. Etienne Tichit ne cache pas sa fierté : Novo Nordisk est toujours là, et cette implantation a un impact à long terme sur un tissu fort de PMI qui développent les services et les produits dont le site a besoin.
Il est du reste également Vice-Président du groupement « Polepharma » rassemblant les entreprises qui fournissent le terreau « polymorphique » sur lequel un site industriel pharmaceutique peut s’implanter et se maintenir. Comme Franck Mouthon, il témoigne d’une accélération des volontés depuis 5 ans mais aussi d’une rareté de compétences, malgré des collaborations étroites avec des instituts de formation technique, au point d’envisager la création d’un centre de formation interne.
La Banque Publique d’Investissement : une banque et un opérateur central
Paul-François Fournier rappelle que la BPI est d’abord une banque, dont les actionnaires sont à 50 % l’Agence Publique de l’Etat (APE) et à 50 % la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC). Depuis sa création fin 2012, elle a investi plus de 50 mds d’euros en direct ou par l’intermédiaire de fonds d’investissement.
Depuis 2014, elle exerce un deuxième métier, dans la ligne de la « start up nation » : elle est devenue le principal opérateur du plan France Relance 2020-2022 et France 2030. Son premier objectif est la recréation de filières qui s’appuient sur des écosystèmes, et la politique « French Tech » a commencé à porter ses fruits avec 25 licornes – startups dont la valorisation atteint le milliard de dollars - l’objectif étant une entrée au CAC 40. Pour aller plus loin, le plan « Deep Tech » a été lancé il y a 4 ans, et soutient 500 start-ups par an, notamment issues de transferts des universités en technologies.
Son action se décline aussi dans la « French Fab », labellisée par le Coq Gaulois et favorisant les stages de jeunes dans les PME industrielles.
Le volet plus difficile est celui des PME traditionnelles, qui ont vocation à être au cœur des territoires, et à favoriser l’écosystème. Il s’agit de les inciter à l’innovation, de combler les retards de digitalisation etc..
Le plan France 2030 est vecteur puissant (54 milliards d’euros dont 8 milliards développés la première année), avec des outils tel les Programmes pour les Investissements d’Avenir (PIA) qui apportent de la constance.
L’enjeu est maintenant de développer les relais de terrain au niveau de l’Etat (les préfets, qui par exemple délivrent les autorisations d’installations industrielles) et l’activation de Territoires d’Industries, qui fait marcher ensemble French Tech et French Fab. La formation en est un autre : l’appel à Manifestation d’Intérêt sur les compétences et métiers d’avenir a beaucoup apporté.
Quels commentaires sur ces actions de la part des industriels ?
Le président de France Biotech rejoint Paul François Fournier sur la nécessité de renforcer les compétences dans la dynamique de « bioclusters » qui reste insuffisante en France. Il reconnait que le financement des investissements s’améliore en France. Toutefois le défi de la bioproduction est aussi celui du prix des thérapies. Il évoque le coût annoncé d’une thérapie génique approuvée il y a quelques jours aux Etats-Unis pour le traitement de l’hémophilie B qui s’élèvera à 3,5 millions de dollars par patient. Il rappelle qu’en biotechnologie, la production est très coûteuse : un lot sur deux en moyenne « part à la poubelle », et à chaque fois c’est une perte de 3 millions d’euros. Il est clair qu’il faut améliorer le rendement industriel afin que les payeurs puissent supporter les coûts de ces nouvelles thérapies, qui arrivent déjà en « tsunami », alors que demeure un grand potentiel d’accélération avec 6 000 à 8 000 maladies encore non traitées.
Le plus grand enjeu est néanmoins la concurrence des autres pays, et le fait que notre approche « bottom-up » sur le territoire n’intègre pas une réflexion sur la concurrence internationale des pays qui offrent de meilleures conditions aux investisseurs. Frank Mouthon cite l’exemple de la Wallonie en Belgique, qui courtise les biotechnologies recevant des financements français pour leur recherche avec une offre alléchante en fiscalité patrimoniale (localisation des fonds d’investissements) en compétences (par exemple les cadres de GSK, très qualifiés) et des technologies de pointe.
Etienne Tichit met en garde sur la portée des plans évoqués par Paul François Fournier. D’une part les effets d’aubaine pour des industriels qui peuvent profiter des subventions pour positionner de petites usines en France mais conserver leurs grands pôles dans d’autres pays. D’autre part les contradictions d’une politique publique qui d’une part encourage et soutient l’industrialisation et d’autre part pénalise les industriels, par la voie du projet de loi sur le financement de la sécurité sociale qui impose de fortes baisses de prix. Une approche constructive serait de prendre la mesure des opportunités qui s’annoncent, par la voie d’un « Horizon Scanning » des innovations et mettre en miroir la politique industrielle et de régulation. A quoi bon produire des médicaments sur le territoire s’ils ne sont pas destinés aussi au marché local ? Remarque valable pour les produits high tech mais aussi les médicaments de tous les jours.
Selon Olivier Luansi, on ne peut nier une continuité du discours sur ce sujet de la réindustrialisation depuis les Etats Généraux de l’Industrie en 2008, sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Mais la portée des actions et leur rythme d’implémentation ne sont pas à la hauteur des enjeux : une estimation de PwC montre que même avec tous les efforts entrepris on n’atteindra que 12% du PIB en production industrielle en 2030, contre 10% aujourd’hui alors que la moyenne de l’UE est de 16% et plus de 20% en Allemagne. C’est un risque démocratique : en 2030 les citoyens pourraient soutenir que la promesse de réindustrialisation n’a pas été tenue, avec tous ses effets bénéfiques sur l’emploi, la balance commerciale etc.. Le cœur de la question est de cibler des priorités : par exemple de trancher
enfin sur la liste des molécules médicamenteuses stratégiques dont la production, pour des raisons d’indépendance sanitaire, devrait être assurée en France.
Anaïs Voy-Gillis rejoint cette analyse, et souligne les faiblesses déjà évoquées : le manque de vision sur le comment, le quoi on réindustrialise, le manque de démocratie dans les politiques publiques, insuffisamment débattues au Parlement ou au CESE , le mille-feuille d’acteurs, le saupoudrage : donner un peu à tous faute de priorités bien établies, la centralisation de l’approche au niveau national, sans une politique forte de territorialisation…
Paul -François Fournier souligne que quand bien même la progression de la part de l’industrie dans le PIB n’augmenterait que de 2 %, la tendance serait inversée et c’est essentiel. Par ailleurs, le soutien engagé commence à porter ses fruits, et il faut rendre hommage aux acteurs de terrain qui se battent tous les jours pour changer les choses.
Anaïs Voy-Gillis convient que les choses ont commencé à changer dans le bons sens, même si les entreprises continuent de faire face à des difficultés administratives, des délais etc.
Quelles propositions pour avancer plus vite et plus loin en termes de réindustrialisation ? Focus sur trois questions critiques
La première concerne l’impact environnemental des industries de santé. Etienne Tichit, qui s’est vu confié la présidence du groupe de travail décarbonation du Comité Stratégique de Filière (CSF) Santé, partage l’expérience du site industriel de Novo Nordisk pour répondre à la question. Son alimentation en énergie repose à présent pour 92 % sur l’achat de biomasse dans le périmètre de sa région, acquise en valeur calorifère et non en lots. Cette démarche engagée depuis plusieurs années demande des investissements, mais est très utile dans le contexte actuel, avec un retour rapide. Il déplore néanmoins l’insuffisance du soutien de l’Etat, alors que la LFSS va impliquer une taxation estimée à 1,2 milliards d’euros, s’ajoutant à une baisse des prix de de 800 millions et alors que les Etats Unis viennent d’annoncer un soutien massif aux industriels dans le contexte de la lutte contre l’inflation.
Concernant la politique de régulation, Didier Véron, en tant que président du G5 Santé, cercle de réflexion regroupant les dirigeants des 8 principales entreprises françaises de santé, souligne le paradoxe qu’elle entretient avec la politique industrielle. Le budget de la Sécurité Sociale pour 2023, à travers la taxation que représente la clause de sauvegarde, confisque la croissance des industries de santé en France. Il met à mal la politique d’innovation et porte un coup à la politique conventionnelle et aux avancées du Plan Innovation Santé 2030. Cette politique budgétaire contraignante, le retour de l’inflation avec notamment la hausse des coûts de l’énergie, pourraient remettre en cause la portée des efforts déployés en termes de réindustrialisation. Dans ce contexte, une remise à plat de la politique de financement et de régulation des produits de santé parait essentielle.
Une autre question est celle du rôle de l’Union Européenne dans cette politique industrielle. Pour Anaïs Voy-Gillis, il est clair que les Etats membres sont en concurrence pour les
investissements et que la politique nationale prime - fiscalité, soutien à l’innovation, accès au marché. Et les options politiques divergent : par exemple la répartition des aides pour faire face à l’inflation : 90 % pour les ménages et 10 % pour l’industrie en France, contre 50 % à chacun en Allemagne. L’industrie 4.0 soulève des sujets de souveraineté : par exemple pour l’interopérabilité des systèmes informatiques, les protocoles actuels sont allemands ou américains. C’est pourquoi les PIIECi(Projet Important d’Intérêt Européen Commun), sont des outils dont il faut se saisir. Comme l’indique Paul-François Fournier, la France s’est engagée fortement dans le PIIEC santé annoncé en mars 2022, pour lequel elle a déjà pré-notifié à la commission un budget de 1,5 milliard d’euros notamment pour la lutte contre les résistances antibiotiques et le développement de thérapies cellulaires et génétiques.
Si vous étiez ministre de l’Industrie, en une minute, quelle serait votre priorité concernant le secteur des produits de santé ?
Olivier Lluansi : définir une vision, conduire une politique d’innovation, renforcer l’écosystème
Etienne Tichit : collaborer avec les ministres des affaires sociales et de l’Economie pour augmenter l’enveloppe des prix en échange de garanties réelles de réindustrialisation
Paul-François Fournier : faire découvrir aux jeunes élèves et étudiants des sites industriels pour les sensibiliser à tout l’intérêt de se tourner vers des emplois industriels et valoriser l’industrie
Franck Mouthon : miser sur l’Europe pour accélérer le développement alors qu’il y a déjà beaucoup de collaborations scientifiques et aller plus loin sur le plan industriel
Anaïs Voy-Gillis : travailler avec les parlementaires pour une meilleure compréhension des enjeux et une plus grande démocratie
¹ ¹ NDRL : Les PIIEC permettent de regrouper des connaissances, du savoir-faire, des ressources financières et des acteurs économiques de toute l’Union, afin de pallier de graves défaillances systémiques ou du marché et de relever des défis sociétaux importants qu’il ne serait pas possible de surmonter sans ces projets. Ils sont conçus pour réunir des acteurs publics et privés afin de mettre en œuvre des projets de grande ampleur qui apportent des bénéfices considérables à l’Union et à ses citoyens. Dans le cas où le financement public d’un projet de ce type constitue une aide d’État, une communication de la commission européenne du 20 juin 2014 énonce les règles applicables permettant de préserver une concurrence équitable au sein du marché intérieur.
https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52014XC0620(01)&from=EN
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