Service de presse entre Alumni #18 : Itinéraire d'une résistance singulière, de Bertrand de Lacombe
11.06.2024
« Un livre pour les férus d’histoire », mais aussi, un livre qui « relève de la phrase d’Elie Wiesel, mise en exergue par Mohammed Aïssaoui dans L’étoile jaune et le croissant : "Qui écoute le témoin devient témoin à son tour" » : Françoise Drouet (promo 1985) et Marceline Bodier (promo 1993) nous expliquent pourquoi elles ont aimé Itinéraire d'une résistance singulière - Du limousin à Dora - 1939-1945, de Bertrand de Lacombe (promo 1993), paru en juin 2024 aux éditions Les Monédières.
Le livre
L'auteur
Passionné d'histoire, Bertrand de Lacombe était frustré de ne pas connaître celle de son grand-père, au-delà de quelques lettres et de ses décorations accordées à titre posthume. Acteur du service public pendant 25 ans (entreprises publiques, ambassades, administration centrale, cabinet ministériel, Commission européenne), "plume" régulière de dirigeants et spécialiste des questions européennes, sa douloureuse quête l'a confirmé dans son double engagement au service des intérêts de notre pays et d'une Europe réconciliée.
Présentation du roman par la maison d'édition
« Je ne veux pas écrire ces choses à ma pauvre Élisabeth »
« De mon grand-père, je n’ai hérité que des fragments de mémoire et les larmes de mon père lorsqu’il me les a présentés. Ce jour de mes seize ans, il faisait de moi le dépositaire d’une histoire familiale brutalement achevée le 12 avril 1945, dans un wagon de morts-vivants… »
Il ne savait presque rien de son grand-père, mort en déportation à 33 ans. Pour combler ce vide douloureux, Bertrand de Lacombe, féru d’histoire, mène une enquête au terme de laquelle il retrace sa « drôle de guerre », sa capture, son évasion, son engagement dans la résistance militaire, son arrestation par la Gestapo sous les yeux de sa femme, sa déportation à Buchenwald puis dans l’enfer de Dora et sa fin tragique.
Il découvre toute une famille française, la sienne, où se mêlent résistants gaullistes et non gaullistes, un chef de réseau britannique, un Juste parmi les nations et l’un des principaux dirigeants du régime de Vichy.
Bertrand de Lacombe s’adresse à ce grand-père inconnu. Il lui demande de l’éclairer sur les événements de l’époque et ses ressentis avec une empathie affectueuse. Un récit où les destins familiaux croisés s’intègrent dans la grande Histoire et qui nous fait réfléchir sur ce qu’auraient pu être nos propres choix en cette période trouble.
Deux extraits choisis par Françoise et Marceline
25 août 1940 : Comme toujours dans ces circonstances, certains prisonniers ont l’air de se satisfaire de la situation. Certains au fond ne s’estiment pas si mal traités. D’autres invoquent une conception particulière de l’honneur qui comporterait la nécessité de ne pas « trahir la confiance » de leurs geôliers. D’autres encore, plus cyniques imaginent que la guerre ne durera pas, qu’une prochaine défaite de l’Angleterre est à son tour inéluctable, qu’un nouvel ordre européen s’installera alors et que chacun pourra rentrer chez soi. Dans ces conditions, pas la peine de prendre le risque d’une évasion qui pourrait mal tourner ou entraîner des représailles. Inconscience, naïveté ou lâcheté ?
En retraçant son parcours, j’ai voulu rendre une identité à un homme qui, avec tant de ses compagnons terrassés loin de chez eux par la misère et la souffrance, a pris sa part à un combat qui a fini par aboutir à la libération de la France. Il n’est plus seulement le matricule 40829. Il est redevenu Charles de Lacombe.
L'avis de Françoise et Marceline
Le livre des 9000 déportés
Le livre de Bertrand de Lacombe s’ouvre sur la préface de Laurent Thiery, qui a signé en 2020 aux éditions du Cherche-Midi Le livre des 9000 déportés de France à Mittelbau-Dora, somme exceptionnelle de 2456 pages qui réunit l’ensemble des archives sur ces déportés, dont près de 5000 ne sont jamais revenus.
Ce « livre des 9000 », qui a reçu le prix spécial du jury Montluc résistance et liberté 2021, avait été lui-même préfacé par Aurélie Filipetti, dont le grand-père, Tommaso Filipetti, a fait partie de ceux qui ne sont jamais revenus. C’est aussi le cas du grand-père de Bertrand de Lacombe, Charles de Lacombe.
Les deux hommes étaient aussi différents que possible : d’un côté un communiste, militant antifasciste, venu d’Italie, et de l’autre un « jeune homme de bonne famille » issu de la France catholique et conservatrice, passé par les services secrets de l’armée. Et pourtant, ils étaient tous deux résistants et ont trouvé la mort après des mois d’épuisement dans le même camp, où ils ont « creusé des tunnels pour installer un site industriel et assembler les pièces de fusées V2 censées anéantir l’Angleterre depuis le Pas-de-Calais ».
C’est la vie de cet homme, que son propre père n’a pas pu connaître puisqu’il est né après l’arrestation et la déportation de son père, que son petit-fils raconte. Ce livre brosse une époque complexe au travers d’une histoire familiale pendant une période troublée et tragique. Avec en fil conducteur le sujet de la mémoire et de la transmission et l’obsession de la recherche de traces et de la reconstitution d’un parcours englouti par le décret « Nuit et Brouillard » de 1941, qui avait ordonné la déportation de tous les ennemis ou opposants au Troisième Reich.
25 mai 1944 : Ta carte d’immatriculation indique que tu es parvenu à te faire attribuer la qualification d’électricien. C’est une chance car les conditions de travail de la catégorie minoritaire des « spécialistes », terme large qui désigne tous ceux qui travaillent au montage des fusée, sont assurément moins rudes que celle des détenus des travaux des tunnels ou même des Transportkolonnen.
Un ton original
Bertrand de Lacombe s’est appuyé sur de nombreuses archives, qu’on trouve en annexe de son livre. Elles vont des cartes postales et des photos de familles, aux documents administratifs, en passant par les témoignages de survivants qui ont côtoyé Charles de Lacombe entre 1939 et 1945.
Pour leur donner vie, il se place en contemporain de son grand-père, et il opte pour une reconstitution de sa vie de 1939 à 1945 sous forme d’un journal à deux voix : il imagine qu’il lui écrit des lettres qui tantôt lui décrivent le contexte politique des années 1940, tantôt lui décrivent sa vie de famille. Ce choix de forme peut désarçonner : l’auteur écrit fictivement à ce grand-père inconnu, qui n’a pas vécu assez longtemps pour être grand-père, en remontant le passé vers un moment où il était tout juste père. Mais il le justifie dès le préambule : il « lui était délicat » de faire autrement en raison de l’émotion générée par une telle entreprise, au cours de laquelle il s’est littéralement identifié à cet ancêtre. Il faut dire qu'à ses seize ans, son père lui en avait parlé en pleurant, en lui transmettant les papiers qui lui en restaient.
Curieusement, il s’adresse à lui en l’appelant Bon-Papa et en le tutoyant, alors qu’il s’agit d’un homme mort à 33 ans, qui n’a jamais été grand-père, et qu’il n’aurait pas tutoyé s’il l’avait connu : il n’a jamais tutoyé sa grand-mère. Mais il sait qu’il l’aurait appelé Bon-Papa. Ce faisant, il se rapproche autant que possible de ce que cela aurait été de connaître cet homme, s’il lui avait raconté lui-même ces six années. S’il l’avait fait... car on sait bien que justement, celles et ceux qui ont survécu à la seconde guerre mondiale ne pouvaient que difficilement raconter leur expérience.
De septembre 1939 à mai 1945, il n’y a même pas six ans. Six ans d’une vie discrète et parfois secrète d’un homme ordinaire qu’il m’a fallu essayer de retracer avec de bien minces informations de départ. Alors j’ai cherché. J’ai cherché dans les mémoires, j’ai cherché dans les archives, j’ai cherché dans les livres, avec au cœur l’espoir démesuré de connaître un peu ce « vaillant camarade » que j’aurais pour ma part appelé Bon-Papa s’il avait vécu.
Un livre pour les férus d’histoire
Comme l’annonce le titre, le livre est construit comme un itinéraire : celui d’un Français de zone libre engagé dans la guerre, prisonnier évadé puis engagé dans la résistance militaire (par conviction et parce qu’il en a eu l’opportunité dans ses rencontres professionnelles), jusqu’à son arrestation et sa déportation à Buchenwald – Dora.
Il met en lumière des éléments historiques moins connus en-dehors des cercles militaires de diverses institutions pendant l’Occupation : la reconstitution des services de contre-espionnage sous le nom des BMA (Bureau des menées anti-nationales) en juillet 1940 et plus particulièrement des sections TR (Travaux Ruraux), véritables sections de résistance militaire à partir de 1941.
Au final, cela campe l’histoire de la seconde guerre mondiale vécue par la France catholique qui, dit l’auteur, aurait pu se reconnaître dans les valeurs de départ de Vichy, mais pas dans celle du « nazisme athée », et, ajoute-t-il, une France patriote qui ne pouvait pas accepter les compromissions grandissantes de Vichy avec un pays envahisseur. Une France qui, probablement, connaissait mal les Juifs et n’était pas préoccupée en premier lieu par leur sort, même si la famille de Charles de Lacombe comptait dans ses rangs à la fois un ministre de Vichy, des partisans de De Gaulle, et un homme reconnu comme « Juste parmi les Nations » en 1980, dont le nom, Joseph de Léobardy, est inscrit sur le Mémorial de Yad Vashem.
[Ta situation] est compliquée : tu participes à la lutte contre l’occupant dans le cadre de l’armée, donc du régime de Vichy, au sein d’un service chargé en principe de traquer les ennemis de ce dernier, dont les gaullistes et les réseaux financés par l’Angleterre ; alors que ton beau-frère Gérard combat aussi, mais dans justement les rangs gaullistes ; et votre beau-frère commun, Philippe, chez qui ta famille a passé une grande partie de l’été, est pour sa part engagé avec les Anglais.
« Qui écoute le témoin devient témoin à son tour »
Toutefois, n’oublions pas que ce livre est aussi une œuvre de fiction, qui s’inscrit dans la lignée des romans écrits par les petits-enfants de celles et ceux qui ont connu les camps de concentration, et qui ont utilisé la fiction pour partir à la recherche de leurs ancêtres : Daniel Mendelsohn avec Les disparus, et en France, Aurélie Filipetti avec Les derniers jours de la classe populaire, Anne Berest avec La carte postale, Fabrice Humbert avec L’origine de la violence, et la liste est bien entendu bien plus longue.
Le roman de Bertrand de Lacombe est différent : il y prend la parole d’une manière à la fois émue et austère, soucieux d’être proche des documents historiques qu’il prend souvent soin d’intercaler entre deux lettres qu’il adresse à son grand-père. Et surtout, même s’il a longuement travaillé sur « des fragments de mémoire », il n’a pas cherché pas à résoudre d’énigme ni à lever de secrets, car il le dit lui-même : « il [son grand-père] n’était pas de ces détenus Nacht und Nebel dont le décret nazi du 7 décembre 1941 avait spécifié qu’ils devaient "disparaître sans laisser de trace". Pour les autres au contraire, la bureaucratie allemande a fonctionné à plein, laissant de nombreuses traces ». Des traces qu'il a replacées dans un itinéraire.
Ce roman est différent, mais comme tous ceux que nous avons cités, il relève de la phrase d’Elie Wiesel, mise en exergue par Mohammed Aïssaoui dans L’étoile jaune et le croissant : « Qui écoute le témoin devient témoin à son tour ». Ce témoin, il n’a pas pu l’écouter directement, mais il s’est approprié son histoire pour imaginer qu’il l’aurait écouté afin de pouvoir à son tour « [essayer] de [...] raconter [ces choses], pour ne pas les oublier ni jamais les revivre ».
C’est pour ces raisons, Alumni de Sciences Po, que ce livre pourra vous plaire.
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