Earl Grey, l'histoire d'une imposture ?
Chers Gourmets,
après vous avoir appelé à la résistance la semaine dernière, je me demandais ce que j’allais bien pouvoir nous mettre sous la dent.
J’ai déjà quelques idées pour nos prochains menus ; par exemple, je suis bien décidé à vous régaler de quelques lignes sur l’invention du restaurant, et celle du café, deux institutions chères à notre art de vivre.
Mon épouse, la délicieuse Miao, a également accepté de partager avec notre club quelques secrets de fabrication de délicieux raviolis chinois.
Mais dans l’intervalle, peu après avoir évoqué les ondes britanniques, je suis tombé sur un article tout à fait intéressant, sur le blog de la romancière Lise Antunes Simoes, qui s’intéressait au plus célèbre des thés : j’ai nommé, l’Earl Grey, savoureuse composition d’agrumes, d’histoire et de marketing.
Earl Grey : un classique incontesté
Ce mélange de thé noir à la bergamote, tout le monde le connait, il fait partie des meubles, des fonds de placards, des cartes de brasserie.
Même si Twinnings et son ancien concurrent, Jacksons of Picadilly se disputent l’honneur d’avoir été la première maison à commercialiser la recette, les maisons de thé les plus élégantes ne manquent pas d’avoir l’Earl Grey, ou des variation sur ce thème, dans leur gamme.
Car l’Earl Grey est désormais plus une famille de mélanges, qu’une recette stricto sensu.
Par exemple, la maison Kusmi propose nommément pas moins de 4 produits reprenant l’«appellation » dans leur intitulé : un Earl Grey, thé noir et huile essentielle de bergamote, un Earl Grey Intense, qui ajoute des écorces de citron, un Earl Grey goût polonais n°18, qui complète son arôme d’huiles essentielles de citron et de citron vert, un Earl Grey déthéiné aux agrumes (toujours citron et citron vert).
Mais le goût « Earl Grey » connaît d’autres variations dans d’autres appellations, correspondant pour certaines à des recettes très anciennes, pour d’autres à des créations plus modernes, ce qui démontre le succès commercial de la combinaison de parfums thé noir bergamote : le Bouquet de fleurs numéro 108, qui se pare d’huile essentielle d’Ylang-Ylang, le Prince Vladimir, qui s’enrichit d’écorces d’orange, d’épices et de vanille, l’Anastasia, qui opte pour la fleur d’oranger, le St-Pétersbourg, régressif avec des notes de caramel et de fruits rouges.
[Je précise que je n’ai pas d’actions chez Kusmi, mais notre camarade Florent Billioud, Ecofi 2000, y exerce comme Directeur Commercial, et je ne désespère pas de le convier à un de nos événements 😊.]
Mais les variations dépassent évidemment le catalogue de Kusmi, et on fait même aujourd’hui des déclinaisons sur la base d’alternatives au thé noir, avec du thé vert, du Oolong ou même du thé blanc.
Le nom de Grey n’est pas en reste, puisque Twinnings, qui peinait à implanter son Earl Grey sur les marchés scandinaves, a ainsi marketé à partir de 1985 ses déclinaisons plus riches en agrumes et en parfums floraux sous l’appellation « Lady Grey ».
La légende de l'Earl Grey
Un hommage assez mérité, puisque Lady Elisabeth Grey, épouse de Lord Charles Grey (1764-1865), 2e Comte de Grey, participe à part égale dans la – ou plutôt – les légendes entretenues par les marchands de thé sur le mélange éponyme.
Lise Antunes Simoes recense trois récits concurrents sur l’invention de l’ « Earl Grey ».
Dans le premier, lors d’un voyage en Chine, Charles Grey aurait sauvé la vie du fils d’un marchand de thé, qui lui aurait offert la recette en signe de reconnaissance.
Dans le second, c’est un serviteur chinois de la famille Grey, sceptique devant le goût de l’eau utilisée, qui décide de le masquer en utilisant le puissant parfum de la Bergamote.
Enfin, une troisième tradition prétend que l’Empire du Milieu, reconnaissante à Lord Grey d’avoir mis fin en 1834 au monopole de la Compagnie des Indes, lui aurait fait présent du fameux thé.
Une quatrième explication, trouvée sur Wikipedia, source officielle de toute vérité, allègue que s’étant fait présenter une bergamote, et ne sachant pas trop comment la manger, le pragmatique lord Grey en aurait mis une tranche dans son thé.
Dans l’ensemble des explications, Lady Grey popularise la divine recette auprès de toutes ses amies de la haute société britannique.
Je vois notre camarade Emmanuel Dreyfus, président du Club Histoire, qui trépigne avec plusieurs objections tout à fait pertinentes. (NB : rejoignez le Club Histoire, c'est un super Club !)
D’abord, rien n’indique que Charles Grey, qui entre au parlement à 22 ans comme opposant à William Pitt le jeune, ait eu le temps, et le goût, de mettre les pieds en Chine.
S’il paraît avéré que c’est sous son mandat (il succède à Wellington comme premier ministre en 1830) qu’il est mis fin au monopole de la British East India Company sur le commerce du thé de Chine, on voit mal pourquoi – et surtout comment - l’empereur Daoguang (littéralement : Splendeur de la Raison) lui aurait envoyé un mélange de thé incluant de la bergamote.
En effet, si depuis la dynastie des Qing (XVIIè siècle), les Chinois ne dédaignent pas les thés parfumés aux fleurs (notamment le jasmin), la bergamote, elle, est un agrume caractéristique du bassin méditerranéen, ce qui nous éloigne un peu des rivages de l’Orient mystérieux.
En revanche,
- la Méditerranée est sous contrôle de la marine britannique depuis la désagréable affaire de Trafalgar ;
- la bergamote, agrume méditerranéen comme nous le disions plus haut, présente la caractéristique notoire d’avoir une écorce extraordinairement odorante.
- Le parfum puissant et subtil de ladite bergamote permet de masquer le goût regrettable d’un thé noir chinois de faible qualité, importé à bas prix, et vraisemblablement, sans grands ménagements logistiques.
Et de fait, si Jacksons of Picadilly prétend s’être fait confier la recette par Lady Grey elle-même en 1830, on trouve bien dès 1824 la trace de la commercialisation d’un mélange de thé noir et de bergamote.
L’appellation « Earl Grey » est donc postérieure à la recette (elle apparaît dans les années 1880). Mais surtout, elle n’est qu’une évolution d’une appellation antérieure, « Grey’s tea » (depuis les années 1850). Or, comme le souligne avec malice Lise Antunes Simoes, il y a justement un marchand de thé britannique qui commercialise, dans les mêmes années 1850, un mélange de thé à la bergamote. Il s’appelle William Grey…
La divine recette semble donc bien tenir plus d’une succession de ruses de marchands et d'un proto-marketing audacieux, que du pedigree aristocratique de l’illustre Lord Grey.
***
En attendant, et pour se remettre dans une ambiance plus "ici Londres", qu'il me soit permis de vous partager cette anecdote sur l'arrivée du Général en Angleterre.
Ralliant l'Angleterre avec Spears, De Gaulle fait escale à Jersey. Il demande du café, et on lui sert une espèce de tisane. "J'ai demandé du café, et ceci est du thé !" proteste-t-il. Spears lui indique que dans l'Angleterre en proie aux restrictions, le désagréable breuvage qui lui a été versé passe pour l'un et pour l'autre. De Gaulle marmonne : "Alors, mon martyr ne fait que commencer".
Le Général aurait eu bien besoin d'essence de bergamote pour améliorer sa tisane.
Car le succès de l'Earl Grey, qui ne se dément pas. tient sans doute aux bienfaits de cette fameuse bergamote, fruit merveilleux auquel je me permettrai de consacrer, entre la poire et le fromage, une prochaine chronique.
Votre fidèlement dévoué,
François Chmelewsky (D02)
Président du Club des Gourmets
Administrateur et Trésorier de l'Association.
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