Entretien avec Laurence Bertrand Dorléac, Présidente de la Fondation Nationale des Sciences Politiques
Comment définissez-vous et comment voyez-vous votre rôle de présidente de la FNSP ?
Je suis là pour servir notre institution. En tant que présidente de la Fondation nationale des sciences politiques et de son conseil d'administration, il me revient d'en faire un organisme vivant qui joue pleinement son rôle : définir la stratégie de Sciences Po en matière de grandes orientations et de budget. Je dois veiller à l'application de la politique mise en œuvre par la direction de Sciences Po pour parvenir à nos objectifs. Je peux également intervenir en cas de conflits entre communautés. Par ailleurs, la présidente doit représenter l'établissement en diverses occasions, elle contribue à certains partenariats, dons, événements.
Je dois m'assurer de l'équilibre en son ensemble, du bon fonctionnement, de la déontologie générale. Surtout, j'encouragerai l'esprit pionnier qui a toujours fait de notre université un modèle original. Il faut continuer à imaginer, inventer, expérimenter des façons de recruter et d'enseigner, car c’est là le cœur de notre métier.
Quelles sont selon vous les étapes les plus marquantes de l’histoire de Sciences po depuis la création de la FNSP ?
Il s’agit moins d’étapes que de grandes orientations à long terme et de choix politiques majeurs qui parcourent et scandent toute l’histoire de Sciences Po depuis 1945 : le développement de la recherche et la création des premiers centres de Sciences Po (le CERI en 1952 puis le CEVIPOF en 1960) ainsi que la création du « troisième cycle » de formation à la recherche ; la constitution, à partir des années 50 de la plus grande bibliothèque de sciences humaines et sociales d’Europe continentale ; la création des Presses de Sciences Po en 1975 ; la politique d’extension de notre emprise immobilière, de l’acquisition du 30 rue Saint-Guillaume en 1953 jusqu’à celle du site de Saint-Thomas en 2016 ; l’ouverture internationale, symbolisée par l’instauration de la troisième année d’études à l’étranger, en 1999 ; la création, entre 2000 et 2010, de nos six campus en région ; l’ouverture sociale et les efforts menés en faveur de l’égalité des chances, notamment avec la création des Conventions éducation prioritaire, en 2001 ; l’évolution régulière de nos statuts ; et enfin la mise en œuvre puis l’intensification, depuis le début des années 2000, d’une politique de levée de fonds privés pour compléter nos financements publics.
Comment définiriez-vous l’ADN de la FNSP ? Sur quels éléments de l’héritage historique de la FNSP souhaitez-vous vous appuyer ? Et quelles innovations souhaitez-vous apporter ?
Sciences po est l'institution la plus originale que je connaisse, au moins en France. Dès ses débuts, en 1872, elle s'illustre par son programme de formation de personnalités qui veulent agir dans le monde pour le gouverner au mieux et au plus près de l'intelligence du bien public. Pour cela, Émile Boutmy, le génial créateur, pense les sciences et les sciences humaines et sociales comme favorables à la compréhension politique de la société.
Nous n'avons pas trahi ces intentions originelles. Cette confiance placée dans les sciences humaines et sociales n'est pas neutre : elle engage la liberté académique et le devoir de laisser le plus possible à l'écart la mécanique militante par nature répétitive et non scientifique.
Je compte m'appuyer sur ces traditions pour que Sciences Po demeure un lieu ouvert sur le monde mais outillé pour le comprendre et le changer sans œillère ni sectarisme. Nous sentons bien que nous avons besoin de faire évoluer les modes d'existence politique, la jeunesse le réclame, nous devons apporter des savoirs nouveaux.
Par ailleurs, j'aimerais favoriser les rencontres entre les donateurs et les chercheuses et les chercheurs. Les deux mondes ne sont pas assez en contact.
Enfin, nous devons jouer un rôle plus important dans la formation continue. Ce serait une façon d'intensifier encore nos liens avec la société civile, en région, tout particulièrement. Je sais que notre président des alumni Pascal Perrineau y pense déjà, nous disons ensemble qu'un travail considérable pourrait être entrepris et les acteurs des différents corps devraient en bénéficier.
Quels sont les grands sujets que vous mettez au cœur de votre mandat ?
La recherche doit être encouragée mais aussi visible à travers deux grands sujets.
Premièrement : l'environnement est au cœur des interrogations de la jeune génération qui vient à Sciences po et nous avons eu la chance d'avoir Bruno Latour à demeure qui a développé considérablement ce champ en étant une sorte d'icone à l'échelle internationale.
Deuxièmement : les nouvelles technologies et la question de l'Intelligence Artificielle qui sont en train de modifier à vive allure nos modes d'existence politiques, sociaux, économiques, sensibles, physiques... Le don Mc Court — 25 millions sur 10 ans — nous permettra de mettre en œuvre un programme de recherche très ambitieux.
Liés à ces deux grands sujets, les nouveaux modes de gouvernance nous intéressent au plus haut point. Le renouvellement est en train de se produire, il faut en être les acteurs moteurs à travers nos conférences, nos enseignements, nos axes de recherche.
Pour cela, nous avons un besoin urgent d'une feuille de route qui officialisera en quelques feuillets les grandes lignes du passé, du présent et de l'avenir de Sciences Po pour nous d'abord, pour nos partenaires, pour nos adversaires aussi. Il est anormal que l'on continue à écrire sur nous des contre-vérités.
Exposition Artistes et Robots 2018 Grand Palais
Comment percevez-vous l’articulation entre la FNSP et l’IEP ? Y-a-t-il selon vous de nouveaux chantiers à ouvrir, de nouvelles réflexions à lancer pour assurer la pérennité de ce modèle inédit ?
Permettez-moi d’abord de faire un peu d’histoire. En 1944, le général de Gaulle, chef du gouvernement, décida que l’École libre des sciences politiques devait entrer dans le champ du secteur public.
Deux structures juridiques furent créées par l’ordonnance à caractère législatif du 9 octobre 1945 signée du général de Gaulle : une entité de nature privée, la FNSP et une entité publique, composante de l’Université de Paris, l’IEP de Paris. Et, toujours dans le même esprit, une convention fut conclue (..) aux termes de laquelle la gestion administrative et financière de l’IEP était confiée par l’Université de Paris à la FNSP.
Depuis lors, l’évolution de ce dispositif a renforcé l’articulation entre les deux. En 1969, l’IEP de Paris devenait un établissement spécifique. Sa gestion administrative et financière était confiée à la FNSP, non plus par voie de convention mais par décret réglementaire, puis par la loi dans les années 1990.
Cet « attelage », pour reprendre une formule chère à René Rémond, a été et demeure au fondement de notre développement et de notre réussite, et il a donné la preuve de sa force lorsque notre maison a connu des heures funestes.
Vous êtes historienne de l’art. Beaucoup d’initiatives ont été prises ces dernières années à Sciences Po – particulièrement depuis 2009 – pour promouvoir l’art au sein du cursus de la formation initiale.
Je rappelle que c'est Bruno Latour qui a voulu un poste de professeur d'histoire de l'art à Sciences Po.
De mon côté, j'ai fait depuis longtemps aussi le pari que l'art était un objet magnifique pour penser les cultures et les sociétés dans leur variété, dans leurs changements mais aussi dans leurs permanences anthropologiques. Les cours que je donne depuis 2009 veulent apprendre à voir et pas seulement à lire. Les représentations ouvrent sur des vérités que l'on ne trouve généralement pas autre part de façon aussi complète.
La pratique artistique introduite en première et deuxième année relève de la volonté de profiter de l'appétit des étudiantes et des étudiants pour toutes sortes de modes de création : les arts visuels mais aussi le théâtre, la danse, l'écriture, la musique... les groupes qui s'y adonnent dialoguent, se rencontrent sur d'autres bases que pour les enseignements théoriques. C'est précieux.
Quelle place ces enseignements doivent-ils selon vous occuper dans la formation de nos étudiants ?
Ces enseignements ne doivent pas être dominants mais j'aimerais bien que soit enfin dressée une carte des cours qui évoquent les images et, plus généralement la création comme sources de savoir et de réflexion. Je suis sûre qu'il y en a davantage qu'on ne le pense et tant mieux. Mon cours ne suffit pas, d'ailleurs pris d'assaut par les étudiants de formation commune.
Enfin, l'épreuve sur image à l'examen d'entrée a donné des résultats probants car elle mobilise dans la discussion (et l'évaluation) des éléments que l'on ne trouve pas aussi nettement ailleurs.
Voyez-vous de nouvelles pistes à envisager, de nouveaux horizons à explorer pour aller plus loin en la matière ?
Le prix de Sciences Po pour l'art contemporain, le prix de la photographie, pourquoi pas un prix du cinéma politique sont à encourager quand les étudiants les réclament. Des expositions pourraient avoir lieu sur le nouveau site de Saint-Thomas.
Par ailleurs, la venue d'artistes à Sciences Po devrait faire partie de notre culture. Nous avons des résidences d'écrivains qui sont très propices pour nos étudiants, il est permis d'imaginer un élargissement de ces actions en ce qui concerne les arts visuels et de la scène.
Quelles sont selon-vous les (nouvelles) compétences dont les étudiants de Sciences Po doivent (désormais) impérativement disposer au terme de leur cursus ?
Les qualités de pensée, d'expression écrite et orale demeurent fondamentales. Il est évident que la communication ayant évolué, nos étudiants doivent dominer les nouveaux outils digitaux et ne pas en être les esclaves ignorants. Il faut à tout prix que nos étudiants sachent évaluer les sources qu'ils utilisent, ce qui n'est pas toujours le cas lorsqu'ils entrent à Sciences Po.
Il faut aussi qu'ils puissent évoluer dans un monde aux différentes échelles : du local à l'international.
Enfin, il est nécessaire qu'ils soient capables de répondre aux trois enjeux majeurs de notre temps, à savoir l'écologie, le numérique et les modes de gouvernance.
Certains alumni s’émeuvent de l’évolution de Sciences Po ces dernières années (internationalisation ; place des enseignements en anglais). Que pouvez-vous leur dire pour les rassurer ?
Il est impossible de revendiquer un statut d'université internationale sans intégrer les manifestations de sensibilités variées qui sont l'émanation de pays et de culture différents. Cette internationalisation a toujours existé mais elle s'est intensifiée.
L'essentiel est de sanctuariser les lieux de savoirs et d'enseignements sans céder à la censure et à l'autocensure de quelque nature qu'elles soient. Il en va des libertés académiques.
Pour ce qui est de la langue, nous avons choisi de dispenser un certain nombre de cours en anglais pour attirer les étudiants internationaux et pour former les étudiants français à l'international. Je fais partie de celles qui veulent ces cours en anglais pour mettre en valeur dans le même temps la langue française et ce qu'elle charrie en matière de culture.
De même, il serait complètement absurde de ne pas encourager les langues comme l'espagnol à Poitiers ou l'arabe à Menton. C'est aussi la variété des langues pratiquées qui fait la richesse de nos enseignements mais aussi des relations entre nous à Sciences Po.
Selon vous, quelle est la place des alumni dans l’écosystème Sciences Po et quel rôle doivent-il jouer dans l’avenir de notre institution ?
La place des alumni est majeure et elle le sera de plus en plus par définition. Nous formons de plus en plus d'étudiants à l'échelle nationale et internationale. Nous aurons ainsi de plus en plus d'ambassadeurs à l'échelle de la planète. Je note que le premier ministre norvégien travailliste, Jonas Gahr, diplômé de Sciences Po est "parti à l'assaut des inégalités en Norvège" (L'Express, 13 septembre 2021), quelle publicité pour notre institution qui l'a formé !
J'aimerais que non seulement tous les alumni se sentent chez eux à Sciences Po mais qu'ils en vivent en temps réel les évolutions, que le dialogue entre les générations soit riche pour les anciens et les nouveaux.
Y-a-t-il selon vous des modèles dont nous devrions nous inspirer ?
Pourrait-on imaginer comme pour l'EDHEC ou HEC, une adhésion à cotisation unique pour toute la vie, qui assure à chaque alumni de profiter de tous les avantages offerts par son statut ? Cela permettrait à l'association de se concentrer sur ses actions à plus long terme.
Par ailleurs, le développement du parrainage ou mentoring que vous pratiquez déjà avec grand profit peut-il être encore développé ? Nous avons expérimenté cela pendant la pandémie alors que les étudiants ne pouvaient pas accomplir leur voyage de 3e année. Des apprentissages inédits en sont nés mais aussi des relations de longue durée.
J’ajouterais que je n’ai pas de modèle préconçu en tête ; je veux surtout que Sciences Po soit un rhizome où chaque acteur ait la possibilité d’innover et de jouer son rôle au mieux des intérêts de l’institution.
« 2021 by Sciences Po Alumni » fait un focus sur les diplômés 2021. Quel est le message que vous souhaiteriez adresser à ces jeunes alumni ?
Je voudrais leur dire qu'ils m'en ont imposé pendant la pandémie où l'heure était à la difficulté, à l'inquiétude, à l'enfermement et à la privation de liberté. Je les ai entendus dire après la crise déclenchée par l'accusation d'inceste contre l'ancien président de la FNSP qu'il ne fallait plus tolérer les modes de domination qui minent l'ensemble du champ social en France et ailleurs avant de les voir transformer le désespoir en son contraire. Je les ai sentis prêts aux changements indispensables et gourmands de la vie quand elle pouvait se manifester à nouveau. J'ai l'impression d'avoir croisé une génération de combattantes et de combattants. Je souhaite à toutes et à tous de ne jamais oublier cette période de réflexion où nous avons dû repenser nos modes d'existence, nos liens de solidarité, nos capacités d'imaginer des solutions inédites qui répondent à des situations nouvelles.
Interview publiée dans "2021 by Sciences Po Alumni"
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