Alain Lancelot nous a quittés le 14 décembre. Depuis quelques années, il s’était retiré peu à peu du grand charroi de la vie auquel il avait participé pendant des décennies avec un tel appétit. J’avais découvert Alain lorsque, jeune étudiant au début des années 1970, j’avais rencontré l’étonnant orateur fin et cultivé qu’il était dans ses cours sur la vie politique en France sous la Vème République et, quelques années plus tard, dans son séminaire de sociologie électorale où explosaient en un feu d’artifice sa maîtrise du sujet, son imagination fulgurante et sa drôlerie virtuose. L’enseignant n’était pas seulement un enseignant, il était un vrai chercheur, un praticien de la chose politique, un homme cultivé et un de ces rares universitaires qui ne se prennent pas au sérieux. Un esprit libre auprès duquel on apprenait la liberté de penser. Je le retrouvai ensuite à la tête du CEVIPOF qu’il dirigea, pendant douze ans de 1975 à 1987 et c’est lui qui fut à l’origine de mon goût pour l’enseignement et la recherche. Avec cette chaleur communicative qui était la sienne, il me persuada de me consacrer à la recherche, comme lui-même l’avait fait quelques années plus tôt. Il m’orienta vers des recherches sur les conséquences politiques de l’urbanisation rapide que la France connaissait alors. Il ne voulait pas que les jeunes esprits s’égarent dans les voies de la pure spéculation mais restent ancrés comme lui dans les mouvements les plus contemporains de la vie sociale et politique. J’eus alors le privilège de devenir un de ses thésards et de me nourrir régulièrement de sa lecture attentive de mes écrits, de ses suggestions de lectures et de contacts. J’ai beaucoup appris à ses côtés et il fait partie, au premier rang, de ce qu’il est bon de qualifier de « mes maîtres ». Bien sûr, je découvris l’homme, sa curiosité infinie, son goût de la poésie, son sens de la provocation et son refus de toute chapelle qu’elle soit intellectuelle ou organisationnelle. La provocation l’amenait parfois jusqu’à la facétie la plus énorme. Je ne fus pas surpris le jour où un important ministre de la Vème me raconta sa surprise d’avoir découvert, lors d’un rendez-vous qu’il avait avec Alain Lancelot et un de ses compères, l’illustre politologue en train de courir dans l’antichambre ministérielle afin de prendre son élan et de tenter de toucher l’impressionnant lustre en cristal qui trônait au centre du plafond ! C’était Alain : la fantaisie, l’exploration des bornes, la liberté, l’ivresse… Toutes ces immenses qualités l’ont inspiré lorsqu’il fut appelé à diriger Sciences Po, de 1987 à 1996, puis à intégrer le Conseil constitutionnel de 1996 à 2001. On retrouva dans ces austères fonctions, l’imagination, l’audace et la recherche du bonheur qui étaient siennes sans oublier l’indéfectible fidélité à ce Sciences Po qui l’avait formé et qui a accueilli l’essentiel de sa carrière.
Vous allez beaucoup nous manquer Alain car nous vous aimions côté cour et côté jardin. Que le jardin d’Eden vous accueille et vous offre quelques lustres d’étoiles à décrocher ! Pascal Perrineau
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