Richard Descoings, une certaine idée de l’enseignement supérieur…
Les institutions, tout particulièrement les universités, sont bien peu de choses sans les femmes et les hommes qui les habitent et les animent. Si toutes et tous prennent leur part, il peut néanmoins advenir qu’une personne joue un rôle déterminant dans la vie d’une institution. Il en fut ainsi de Richard Descoings qui nous a quittés il y a dix ans, le 3 avril 2012.
En s’inspirant des intuitions fécondes d’Émile Boutmy et en tirant le meilleur parti de l’ingénieux statut imaginé par Roger Seydoux, Jacques Chapsal, Jean-Marcel Jeanneney et Michel Debré en 1945 (un établissement public d’enseignement supérieur porté par une fondation privée), Richard Descoings a réenchanté et refondé Sciences Po.
Il n’a jamais prétendu être un visionnaire, ne s’est jamais posé en grand ordonnateur, mais il pensait vite, voyait loin, savait saisir les idées et les occasions, donner rétrospectivement des logiques à ses intuitions, batailler, forcer sa chance, aboutir, déranger, se tromper, oser.
Au terme, hélas tragique, des seize années de son directorat, Sciences Po avait accompli une révolution copernicienne qui l’a placée parmi les grandes universités internationales.
Le haut fonctionnaire éducateur
Fils de médecins, formé à Louis-Le-Grand et Henri IV, diplômé de l’IEP (1980) et de l’ENA (1983), sorti « dans la botte », Richard Descoings s’inscrit dans la lignée des directeurs hauts fonctionnaires de Sciences Po – conseiller d’État, il est passé par les cabinets ministériels de Michel Charasse au Budget et de Jack Lang à l’Éducation nationale.
Pourtant c’est un universitaire, le seul à avoir jamais dirigé Sciences Po, Alain Lancelot, qui le recruta à la fin des années 1980, d’abord comme chargé de mission responsable de la section service public, puis le promut directeur adjoint à 31 ans afin de l’aider à mener à bien l’une des plus grandes réformes des études accomplies dans cette institution. C’est Alain Lancelot toujours qui l’encouragea à postuler à sa succession et à prendre la tête de Sciences Po en 1996.
Dans un monde de l’enseignement supérieur travaillé par sa recomposition en marché concurrentiel et mis en mouvement par la mondialisation, Richard Descoings décida de prendre le large et d’assumer pleinement la vocation universitaire de cet établissement. Internationalisation, ouverture sociale, développement de la recherche furent dès lors les trois piliers d’une stratégie audacieuse qui fit de Sciences Po, « cette chimère au sens biologique du terme » (Bruno Latour), un laboratoire d’expérimentations à nul autre pareil.
Le goût de l’expérimentation
Revendiquant et usant avec panache du droit à l’expérimentation, Richard Descoings a multiplié les initiatives qui ont profondément transformé Sciences Po. Il en a modifié la structure pédagogique, bouleversé l’identité intellectuelle, modifié la taille et le poids, élargi l’ancrage et redessiné la forme géographique, reforgé la réputation et accru le rayonnement.
Désireux de rendre lisible internationalement le parcours d’études proposé aux étudiants, il fit adopter à Sciences Po la norme européenne du « 3-5-8 » (ou « LMD », pour « licence, master et doctorat ») en 1999, trois ans avant la réforme ministérielle. Il reconfigura « l’année préparatoire » en un collège universitaire de trois ans. Il imposa (en dépit de fortes réticences) la troisième année du premier cycle à l’étranger, engageant ainsi la constitution d’un vaste maillage mondial de partenariats qui conduit aujourd’hui Sciences Po à avoir signé près de 480 accords et à accueillir 50 % d’étudiants étrangers. Il mit un terme à plus d’un siècle d’organisation des études en « sections » et entama la structuration des formations de masters en écoles.
L’allongement de la durée des études et l’accueil d’étudiants étrangers toujours plus nombreux ont accompagné une politique plus générale d’accroissement des effectifs qui aboutit à leur doublement en dix ans. Pour y faire face, il ouvrit la voie de l’implantation de campus en région et entama une politique de déploiement national à Nancy, Dijon, Poitiers, Menton, Le Havre et Reims, intelligemment articulée avec la stratégie d’ouverture internationale. Mais il prit également la décision capitale et courageuse de maintenir Sciences Po au cœur de Paris, alors même que les contraintes et les pressions de toutes natures, ainsi que l’air du temps, l’invitaient, voire le pressaient, dès les premières heures de son directorat, à délocaliser l’établissement. Il opta pour un campus urbain, à l’image d’autres grandes universités (Columbia et NYU, à New York ; UCL et la LSE à Londres ; la Freie Universität et la Humboldt à Berlin,…), élargit le « pré-carré de Sciences Po » (Jacques Chapsal) à la rue l’Université puis l’étendit “au nord” de la rue des Saints-Pères avant d’identifier, le premier, le site de Saint-Thomas.
Soucieux également de rompre avec la faible ouverture sociale qui caractérisait Sciences Po, il créa en 2001 une nouvelle voie d’admission en première année. Des « conventions éducation prioritaire » (CEP) furent signées avec des lycées situés en zones d’éducation prioritaire, soulevant un débat politique enflammé et une tempête médiatique que personne n’avait pu imaginer. Deux ans plus tard, en 2003, il concevait et faisait adopter un système de droits de scolarité progressif et redistributif, une fois encore original et audacieux, qui permit de consolider le modèle économique de Sciences Po et d’être un levier de démocratisation pour l’établissement.
Conscient enfin que les établissements universitaires doivent la qualité de leur formation et leur réputation à l’excellence de leur recherche, Richard Descoings s’est attaché à mettre la science au centre d’une institution qui l’avait longtemps tenue hors de ses murs puis maintenue aux marges de l’établissement après 1945.
Il engagea une réforme des statuts des professeurs et des chercheurs, accrut le nombre des membres de la faculté permanente, ouvrit la voie aux juristes, développa la recherche en économie, créa les départements disciplinaires (encore inédits dans l’établissement), accueillit de nouveaux laboratoires (le centre de sociologie des organisations, le centre de données socio-politiques, le centre d’études européennes et de politique comparée, le médialab, le centre MaxPo), encouragea l’émergence de nouveaux champs disciplinaires au carrefour des arts, des sciences humaines et sociales et des sciences dites exactes (humanités scientifiques, humanités numériques, arts politiques, politiques de la terre, études de genre, évaluation) et fit de Sciences Po une université de recherche en sciences humaines sociales de rang international.
Pour mener à bien tous ces projets, au cours de cette période le budget de Sciences Po a plus que doublé, notamment grâce à la mise en œuvre d’une politique de recours au mécénat et à la levée de fonds.
Au nom de la modernisation et de la réussite
Il fallait être doué d’une capacité d’analyse et d’un esprit de synthèse peu communs, d’une force de travail au-delà du raisonnable pour penser et mener à bien ces réformes. Tout cela, bien entendu, Richard Descoings ne le fit pas seul. Mais c’était là encore un de ses talents que de savoir mobiliser intensément les équipes, de les faire adhérer à ses projets, renforçant ainsi leur sentiment d’appartenance à l’institution qu’ils servaient. Il savait aussi identifier et choisir les femmes et les hommes avec lesquels, s’affranchissant souvent des chaînes hiérarchiques et parfois de l’avis de certaines instances, il allait pouvoir mener à bien, promptement et lestement, ses réformes.
Certes ces seize années furent aussi parsemées d’erreurs, d’échecs, de remous. Indiscutablement il a froissé, voire agacé, tout autant qu’il a conquis et entraîné avec lui.
Mais loin d’être l’iconoclaste, le provocateur ou l’opportuniste sans vergogne auquel certains voudraient le réduire, Richard Descoings se mettait avant tout au service d’une certaine idée de l’enseignement supérieur et, plus généralement, de la formation. Pour reprendre les mots de Bruno Latour, qui fut directeur scientifique, « Richard Descoings, haut fonctionnaire proche du pouvoir, de la politique et des médias, était, en même temps, toujours sur ses gardes contre ce que les médias, l’administration et la politique risquaient de faire à l’intelligence et à l’innovation qu’il s’était donné mission de protéger. »
L’ambition profonde de Richard Descoings était que les réformes portées par Sciences Po participent de la modernisation et de la réussite du système universitaire français, mais qu’elles servent aussi la justice sociale, le progrès intellectuel et la Cité.
C’est peut-être par René Rémond, président de la FNSP (1981-2007), qu’il fut le mieux résumé : « Il a la passion de l’éducation. Il est convaincu qu’elle est chose essentielle. Certes cet intérêt n’est pas absolument original : tous les responsables le disent, certains le pensent. Richard Descoings en tire les conséquences. Cette conviction éclaire sa réflexion et oriente son action. Il est imaginatif. Il discerne les mutations à venir. Sa réflexion va bien au-delà de l’institution dont il a la responsabilité. Ou pour dire plus exactement les choses, à partir du cas qu’il connaît bien de Sciences Po et dont il a la responsabilité directe, il raisonne pour l’ensemble de notre enseignement supérieur, articulant l’observation concrète et les considérations générales. A partir d’une expérience limitée, il aborde les problèmes globaux. »
Pour celles et ceux qui souhaiteraient rendre un hommage à Richard Descoings, nous vous informons qu'une messe sera donnée en sa mémoire par sa famille et ses amis le 2 avril prochain à l'Église Sainte Clotilde à 10h30 (23bis rue Las Cases, 75007). Entrée libre.
L'équipe éditoriale de Sciences Po
© Crédit photo : Manuel Braun/Sciences Po
Commentaires0
Vous n'avez pas les droits pour lire ou ajouter un commentaire.
Articles suggérés