Service de presse entre Alumni #16 : J'ai pas les mots, de Laurent Seyer
25/10/2024
« Une pépite d’humanité et un tour de force » : Frédérique Trimouille (promo 1977) nous explique pourquoi elle a aimé J'ai pas les mots, de Laurent Seyer (promo 1986), paru en octobre 2024 chez Finitude.
Le livre
L'auteur
Laurent Seyer a été diplômé de Sciences po en 1986. Il a fait sa carrière dans la banque et occupé des postes aux quatre coins du monde. Passionné de littérature depuis toujours, il se consacre aujourd’hui à l’écriture et se partage entre les Landes et la région parisienne.
Nous avions beaucoup aimé son livre précédent, D’étranges hauteurs (2022). Avec J’ai pas les mots, son quatrième roman, Laurent Seyer nous livre un texte très différent, mais tout aussi bouleversant.
Présentation du roman par la maison d'édition
Jérémy est un jeune garçon de dix-sept ans atteint de handicap mental, il ne parle pas, n’a jamais parlé. Personne, pas plus les médecins que sa famille, ne sait ce qu’il est capable de comprendre. Pourtant, Jérémy pense, ressent, et se révolte contre cette prison intérieure, contre son corps qui n’obéit pas. Il aimerait partager ses joies (sa passion pour les films d’action), ses peines (sa petite sœur qui a honte de lui), ses grandes victoires (taper dans un ballon), son quotidien entre la maison et l’Institut Saint-Martin.
Un jour, il découvre que sa sœur trafique quelque chose de pas net. Alors il n’a plus qu’un but, une obsession : avertir ses parents. Mais comment faire ?
Dans ce roman, Laurent Seyer fait le délicat pari de nous donner à entendre la pensée sinueuse, parfois bancale, souvent poétique de Jérémy. Avec une infinie délicatesse, il évoque sans fausse pudeur la vie de ce garçon et de sa famille. On s’attache à ces parents parfois dépassés, à cette sœur adolescente un peu paumée, aux éducatrices dévouées. On s’attache surtout à Jérémy, à sa bouleversante vitalité. Et le monde, vu à travers ses yeux, nous ébranle.
Quelques mots ajoutés par l'auteur en vidéo :
Deux extraits choisis par Frédérique
Trotte les chlons trotte les digues
Devant devant
Frotte les chions frotte les digues
Dedans dedans.C'est un poème. Il vient de moi. Je le trouve beau. Un vrai poème. Même si je vois bien qu'il veut rien dire. C'est un poème délirant. Il fait peur. Il est difforme. C'est un poème handicapé mental. Comme moi. J'imagine la tête du docteur Mazure s'il apprenait que j'ai fait un poème. Ce serait un choc encore pire pyromane que de me voir chier sur son tapis. N'empêche j'ai fait un poème. Je suis un poète. Un poète c'est pas rien. Bien sûr personne d'autre que moi le sait. Mais devenir poète du jour au demain c'est pas rien.
Et puis quelque chose de mille fois plus imprévu et mille fois plus angoissant est arrivé. Tout s'est arrêté autour. Tout. Arrêté. C'est venu comme un coup de fusil. Bang ! Et après plus rien. Plus d'IME Saint-Martin. Plus de pizzeria. Plus de matches de foot au Polygone. Plus de visites de Béatrice. Plus rien. Bang ! Tout arrêté. C'était pas du tout prévu que tout s'arrête comme ça. Cette histoire m'a sévèrement marouné le cerveau cerf-volant et il était déjà pas dans un très bon état avant. Les gens pensaient peut-être que tout arrêter dehors ça changerait que les choses dehors mais en vrai ça change surtout les gens dedans. Je suis bien placé pour le savoir moi parceeee que moi je vis surtout à l'intérieur de moi-même vu que j'y suis un peu coincé. Il aurait fallu y penser avant de tout arrêter. Ou me demander mon avis. Mais ceux qui ont tout arrêté ont pas dû faire l'école des AMP où on apprend à observer les gens pour comprendre ce qu'ils veulent dire.
L'avis de Frédérique
Un voyage en altérité
J’ai pas les mots est à la fois une pépite d’humanité et un tour de force. Il nous emmène dans la tête d’un jeune homme handicapé mental, jeune homme qui n’a pas de mots. Commence alors un voyage en altérité comme on en fait rarement car ce que l’auteur imagine de ce monde intérieur sonne incroyablement juste. Dominé par l’immense souffrance de ne pas pouvoir se faire comprendre, le regard silencieux de Jeremy sur le monde et sur lui-même oscille entre lucidité et naïveté, colère et compassion.
Jeremy a un œil qui regarde le plafond, d’énormes gencives, des pieds qui s’emmêlent et des doigts qui dérapent. Il est enfermé, depuis toujours, il voudrait dire..., dire j’ai peur ou j’ai faim ou je dois aller aux toilettes ou bien je t’aime mais il ne peut pas, alors il grogne.
Autour de lui, il y a les autres. Le plus souvent, presque toujours, ils ne le comprennent pas, parfois c’est important, parfois c’est urgent, alors Jeremy insiste, il grogne, il fait dans sa culotte, il tape, il mord, il invente toutes sortes de stratagèmes pour qu’ils comprennent enfin, en vain, alors son cerveau « grésille » et c’est la crise d’épilepsie.
Heureusement, il y a Mélanie, l’AMP de l’IME Saint-Martin, elle non plus ne comprend pas, le plus souvent, mais elle essaie, toujours, ou presque. Il y a son père qui pleure quand un psychiatre suggère de le « placer », il ne comprend presque rien mais il sait que Jeremy aime le foot, les films d’action et les margheritas. Et puis il y a sa mère qui lui caresse la tête en lui chantant une chanson, toujours la même, dont il ne comprend pas les paroles, mais c’est si bon.
A force d’amour, quelques fenêtres s’ouvrent, son corps répond mieux, il aime la salade de mots qui se forme dans sa tête, un vrai poème ! et puis patatrac tout se détraque, le coronavirus emporte avec lui tous ses progrès, il régresse, comme les autres, comme nous tous, plus vite sans doute que nous tous.
Un vrai plaisir de lecture
Mais Jeremy voit des choses que les adultes ne voient pas, il comprend avant tout le monde que sa petite sœur est en danger, il faut la sauver, Jeremy va-t-il trouver un moyen ?
Ce livre nous offre une chance de rencontrer un être différent, sans préjugés, sans peur... et d’y prendre un vrai plaisir, le ton est juste, tendre sans mièvrerie, plein de tact et sans concession à des réalités difficiles. On souffre avec et pour Jeremy et ceux qui l’entourent mais aussi, on rit avec lui, et on savoure son humour et son inénarrable sens poétique.
Un sujet littéraire par excellence
Miroir grossissant des rapports humains, la rencontre avec le handicap n’y va pas par quatre chemins, elle va droit à l’essentiel, nous obligeant notamment à questionner le langage, à explorer le poids et le sens des mots. La littérature est le chemin par excellence pour approcher cette expérience humaine particulière, sans doute même le seul pour trouver le mot juste : c’est à ce titre que J’ai pas les mots est bouleversant.
Le bizarre incident du chien pendant la nuit de Mark Haddon, S'adapter de Clara Dupont-Monod, Un enfant sans histoire et Ton frère de Minh Tran Huy... les exemples sur la manière dont la littérature s'empare du handicap ne manquent pas et d’ailleurs, le 14 octobre dernier, Michel Dufranne, journaliste pour la RTBF, a dit à quel point J’ai pas les mots l’a ému et lui a évoqué Des fleurs pour Algernon de Daniel Keyes. Ecoutez-le !
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