Il n’est un secret pour personne que l’Institut d’Etudes politiques de Paris est marqué depuis de nombreuses années par un fort tropisme de gauche, tant au sein de la masse étudiante que des enseignants, et que cette tendance n’est pas près de s’infléchir. Comme le soulignent les politologues Anne Muxel et Martial Foucault dans leur ouvrage Une jeunesse engagée paru en octobre dernier, « en vingt ans, l’univers culturel et politique de la droite a pour ainsi dire disparu des bancs et des amphis de Sciences Po ». Face à ce constat, une question ne cessait de me tarauder : dans quelle mesure l’idéologie et les pratiques d’engagement politiques des étudiants se revendiquant de droite au moment de leur entrée à Sciences Po sont-elles impactées par ce milieu étudiant fortement marqué à gauche de l’échiquier politique ?
Une enquête de terrain s’imposait, reposant sur une base d’entretiens avec des étudiants des différents campus de l’IEP de Paris, afin de dégager des réponses à même de battre en brèche certaines idées reçues sur le sujet. Et un premier résultat, en opposition directe à nombre d’articles de presse faisant état d’une mort complète de la droite à Sciences Po, m’a sauté aux yeux : il existe toujours une droite à Sciences Po, laquelle, bien que largement minoritaire, résiste fermement à une totale éradication. Il convient de souligner que la droite dont ces étudiants se revendiquent se révèle de nos jours bien plus hétéroclite que ce qu’elle pouvait être par exemple en 2002. En effet, en 2022, ces étudiants ne sauraient se réduire à un unique attachement au parti de la droite dite traditionnelle Les Républicains (LR), mais témoignent pour certains également d’une convergence vers le macronisme de droite ou vers l’extrême droite. En d’autres termes, la droite à Sciences Po est revendiquée ici comme « plurielle », s’étendant de Macron à Zemmour pour reprendre les termes de Sophie, étudiante à Sciences Po Poitiers.
Après avoir dressé ce premier constat, quid de l’évolution politique et idéologique des étudiants entrés à Sciences Po en se revendiquant de droite ? A l’aune des entretiens réalisés, trois trajectoires politiques possibles se dessinent pour ces étudiants : premièrement, un renforcement de leur positionnement politique à droite susceptible parfois même, bien que rarement, de déboucher sur une radicalisation à l’extrême droite ; deuxièmement, un virage centriste, voire même pour certains étudiants une véritable « gauchisation » ; enfin, l’option de la « droite silencieuse », autrement dit la dissimulation de leurs convictions politiques pour se fondre dans la masse.
La majorité des étudiants interrogés dans le cadre de cette enquête répondent à la première trajectoire, reconnaissant eux-mêmes dans leur entretien avoir opéré un « renforcement » idéologique, politique et militant à droite depuis leur entrée à Sciences Po. C’est typiquement le cas de Sophie, laquelle estime qu’étudier à Sciences Po l’a indéniablement « influencée à plus revendiquer mes idées de droite, et du coup me pousser à m’affilier à un parti -qui déjà représente mes idées-, mais aussi pour vraiment montrer qu’il n’y a pas que Mélenchon, quoi ! » ; de même, cette « confortation » dans leur positionnement politique originel se manifeste via le commencement d’un militantisme traditionnel très actif, à l’instar de Rose qui affirme : « Bien sûr, c’est mon entrée à Sciences Po qui m’a incitée à m’engager ! […] La grande idée de réintroduire le pluralisme à Sciences Po et de faire accepter la droite m’a motivée ».
Toutefois, opérer un virage centriste, voire ce qu’on appelle communément une « gauchisation » semble une autre voie d’évolution pour certains des étudiants entrés initialement de droite à Sciences Po. C’est le cas de Sacha, entré en 2020 à l’IEP de Paris en tant que Jeune LR : « Le rabougrissement de la droite […] m’a conduit à évoluer vers le centre, d’autant que la diversité de parcours rencontrée à Sciences Po a alimenté ce virage centriste. En conséquence, et encouragé par certains de mes amis de Sciences Po, j’ai rejoint les JAM, ainsi que le parti Horizons ». Le parcours idéologique de Pierce est encore plus frappant à cet égard ; entré en première année à Sciences Po en s’identifiant à « une droite juppéiste », l’étudiant de master se revendique aujourd’hui « de gauche », ayant voté pour Jean-Luc Mélenchon au premier tour de l’élection présidentielle 2022 et en faveur de la NUPES aux élections législatives.
L’orientation de l’étudiant vers l’une ou l’autre de ces trajectoires dépend non seulement de la variable commune de l’influence du milieu étudiant de Sciences Po -à considérer comme un lieu de socialisation politique secondaire-, mais aussi de la personnalité propre à chaque étudiant. En effet, au sein d’un milieu hostile à ses idées politiques, deux mécanismes peuvent s’opérer : une logique de rejet de la pensée majoritaire, ou à l’inverse celle de soumission à la « tyrannie de la majorité ». Par ailleurs, il apparaît que l’étudiant typique ayant tendance à se renforcer dans ses convictions initiales de droite témoigne d’un goût pour le débat musclé et la confrontation, une volonté de faire entendre sa voix même minoritaire, et se révèle sûr de son positionnement politique sur l’échelle gauche-droite. Par opposition, l’étudiant qui aurait davantage tendance à se gauchiser est souvent plus hésitant sur son positionnement politique initial, à l’image de Pierce qui se revendiquait à son entrée à Sciences Po à la fois « macroniste » et « juppéiste », tandis que l’étudiant de droite qui aura tendance à dissimuler son véritable ancrage politique, préférant se fondre dans la masse, ne partage pas un goût prononcé pour la confrontation -parfois violente-.
Et de fait, une dernière conclusion importante peut être tirée de cette enquête : être de droite à Sciences Po relève aujourd’hui d’un véritable parcours du combattant et exige une grande force mentale. S’il y a bien un élément sur lequel l’ensemble des enquêtés est unanime, c’est en effet le sentiment de rejet, de solitude voire parfois de haine que les étudiants de droite ressentent au sein de leur école. C’est cette violence, plus psychologique et orale que physique, qui peut expliquer le choix de certains d’entre eux de taire leurs convictions politiques non conformes à la pensée majoritaire, et les enquêtés interrogés en ont parfaitement conscience, à l’image de Nathan : « ça peut être choquant quand même. Parce que je me souviens avoir été hué par 70 personnes dans la classe, parce qu’on parlait des élections présidentielles et que j'avais défendu Pécresse ; […] je ne peux pas en vouloir aux étudiants de droite qui choisissent de se taire pour se protéger de cette brutalité ». Le témoignage de Rose à propos de son mal-être au sein même de Sciences Po se révèle à cet égard poignant : « Je le vis mal parce que parfois je ne me suis pas senti la bienvenue dans ma propre école. J’y ai vécu une forme de harcèlement qui m’a précipitée dans la descente en enfer de la dépression ».
De quoi légitimement soulever la question suivante : une gauche hégémonique et parfois intolérante à Sciences Po ne serait-elle pas susceptible, à terme, de redonner paradoxalement de la légitimité et de l’attrait à la droite, aux yeux d’étudiants qui ne se reconnaîtraient pas dans la radicalité de cette gauche ?
Charlotte M. étudiante de Sciences Po, 2 e année.
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