Chers Gourmets !
Tout d'abord, pardon d'être resté silencieux si longtemps.
Ce n'est pas tant que l'arôme des bergamotes - que j'ai bien reçues d'Italie - m'ait laissé interdit, mais le tumulte du temps, des affaires, de notre association et de notre alma mater, parfois aussi ! ne m'a guère laissé le temps de reprendre la plume.
Au cœur de l'été, je profite donc d'un moment de paix (avant de répondre à l'invitation du Club Cigare !) pour vous mettre au propre les quelques lignes que j'avais esquissées en mars, sur ce fascinant agrume que j'avais vraiment découvert en faisant ma chronique sur l'Earl Grey.
Ce parfum dont le succès ne se dément pas depuis près de deux siècles, s’est imposé si fermement comme un standard de bon goût que les plus grandes marques de thé se le disputent, le déclinent en variations raffinées, et naturellement, le proposent en bio... (Ce qui n’est pas forcément un luxe, surtout quand on voit ce que peuvent être les pratiques de la culture massive du thé en Asie).
La bergamote, mieux connue des parfumeurs que des gastronomes, m'était au fond assez mystérieuse.
J'ai donc été glaner sur Wikipédia (source de toute vérité) quelques informations, et de fil en aiguille, j'ai fini par commander un kilo de bergamotes, pour satisfaire ma curiosité et gouter le fruit qui se cachait derrière le parfum.
Mais avant de vous livrer quelques notes de dégustation et considérations gastronomiques, laissez-moi vous conter quelques unes des étonnantes particularités de ce fruit non moins étonnant.
Les origines de la bergamote (citrus bergamia)
> Histoire et étymologie
D'où nous vient donc cet agrume à la fragrance envoûtante ? La question est loin d'être simple.
De l'orient lointain et mystérieux ? On le dit, - et en matière d'agrumes, c'est souvent vrai - mais on prête souvent des origines orientales aux produits rares et précieux.
La bergamote est-elle ainsi la "Bey armut", la poire du Maître, en turc ottoman, rapportée par les croisés ? Ce serait sans doute un peu anachronique.
Faut-il au contraire rechercher dans son étymologie la trace du nom de Berga, ville au nord de Barcelone, où elle aurait-été cultivée initialement ? Cette origine catalane n'abdiquerait nullement sa part de merveilleux : car c'est Christophe Colomb en personne qui l'aurait rapportée des Îles Canaries...
Toujours est-il que le bergamotier reste cultivé principalement sur la côte calabraise, au moins depuis le XVIIe siècle.
Or les Aghlabides s'y sont effectivement implantés pendant une cinquantaine d'années - il y a même eu un éphémère émirat à Bari au cours de la deuxième moitié du IXe siècle ! Même s'ils sont définitivement délogés par les Byzantins dans les années 880, la proximité avec l'émirat de Sicile, qui a duré plus longtemps, pourrait crédibiliser un lien avec la prospère agronomie ibérico-mauresque - la ville de Berga ayant elle-même été pendant près d'un siècle sous le contrôle des Omeyyades, un peu plus tôt, à partir du début du VIIIe siècle.
Enfin, légende pour légende, il se murmure que le bergamotier se troque, entre chrétiens et musulmans, pour 12 boucliers.
Or la zone Calabre - Sicile est bien, avant la fin du premier millénaire, l'une des zones de contacts et d'échanges entre les deux mondes qui se disputent alors les rives de la Méditerranée.
Quant à la langue française, le terme y apparaît chez Rabelais, qui vante en 1536 dans son Tiers Livre des poires "Berguamottes".
Ce qui nous ramène vers une autre explication mythique, qui honore le duc de Lorraine, René Ier d'Anjou. (Nous verrons tout à l'heure que la Lorraine a son mot à dire en matière de bergamote).
Le duc René Ier, également roi de Sicile, aurait ramené le fruit de ses campagnes d'Italie au XVème siècle. Il l'aurait trouvé dans une abbaye proche de Bergame, où les bons moines le distillaient après l'avoir importée de Calabre...
Méditerranéenne et merveilleuse, l'origine de la bergamote reste donc mystérieuse, et il faudra sans doute une enquête spéciale du Club Histoire pour démêler le vrai de la légende...
> Botanique de la bergamote
Les botanistes ne paraissent guère plus avancés que les linguistes et les historiens sur cette question des origines de la bergamote.
Pour la provenance géographique, ils inclinent à l'Asie tropicale.
Il convient de la distinguer de la limette de Marrakech, (Citrus limetta) et naturellement de la poire bergamote, qui est quant à elle un cultivar de la poire (Bergamote Esperen), probablement celui que citait Rabelais.
Ne la confondons pas non plus avec la lime de Palestine, (Citrus limettioides), dont le parfum tout aussi étonnant, et l'acidité plus douce de sa chair, rappellent les propriétés de notre bergamote.
Le bergamotier prend l'apparence d'un arbre qui peut croître jusqu'à 5 mètres. Il présente des feuilles vertes, lisses et ovales. Sa floraison fait apparaître des fleurs blanches au parfum riche.
L'hypothèse la plus répandue est que l'arbre serait la résultante d'un mariage (heureux) entre un plant de citron vert, et un oranger amer.
Les fruits, qui prennent la forme d'une poire, ont la peau typique des agrumes, mais celle si présente une surface grumeleuse. Ils passent d'un beau vert, avant de jaunir à leur maturité.
La récolte, en Calabre tout du moins, a lieu entre décembre et janvier.
La bergamote : un fruit pour les parfumeurs.
Cet agrume se caractérise donc par un parfum exceptionnel, « suave et piquant » d’après le diplomate et botaniste italien Giorgio Gallesio qui se penche sur son cas en 1811.
La note apportée par la bergamote est pétillante, fraîche et florale. Le parfum est contenu dans l’écorce du fruit, dont on extrait une huile.
Très logiquement, l’agrume inspire donc les parfumeurs, dont elle a longtemps été l'apanage.
On la trouve ainsi dans la composition de la première eau de Cologne, l'Aqua Mirabilis de Jean-Marie Farina, dès 1721... Rien d'étonnant à ce que la bergamote évoque les vieilles dames sages et discrètes - encore que ce se soient surtout les officiers de l'armée française qui l'aient initialement popularisée, après la guerre de succession de Pologne, au point qu'elle soit devenue, dit-on, la fragrance préférée de Louis XV et Bonaparte...
La bergamote refuse de se démoder : on la retrouve dans les incontournables des grands parfumeurs : "Shalimar" de Guerlain, l'Eau de Rochas, ou encore le"N°19" de Chanel - le dernier lancé du vivant de Gabrielle.
Et les parfumeurs contemporains ne l'ont pas pour autant bannie de leur palette, puisqu'on la retrouve, par exemple, dans les compositions suivantes : "Miss Dior" de Christian Dior, "Angel" de Thierry Mugler.
La bergamote en gourmandise.
Car, la question qui seule nous intéresse, nous autres gourmets, c'est l'utilisation gastronomique que l'on peut en faire !
Si la production est logiquement convoitée des parfumeurs, les confiseurs, pâtissiers et cuisiniers ne la dédaignent pas non plus.
Rappelons au passage que ce que l'on nomme communément le goût, ce sont les flaveurs, c'est à dire la combinaison d'une expérience à la fois gustative et olfactive, des 6 saveurs (sucré, salé, acide, amer, gras, umami) que nous permettent de distinguer nos papilles, et des parfums que les récepteurs olfactifs y associent.
Ce rappel est utile, car il permet de comprendre l'usage gastronomique que l'on fait de la bergamote. Le fruit, si on veut bien le déguster, ressemble logiquement, un peu ! à un citron.
Celui qu'il m'a été donné d'apprécier était, pour la chair, d'une acidité assez douce, tempérée par un parfum assez doux. L'écorce, est le zeste, sont quant à eux, effectivement, très parfumés.
C'est donc avant tout le parfum de l'agrume qu'on va utiliser, pour parfumer les plats.
L'empereur des Français, qui inclinait à la pratique d'un art simple et tout d'exécution, avait adopté en la matière une approche très littérale, inaugurant le fameux canard Napoléon, ou encore canard Farina : il dégustait régulièrement un morceau de sucre imbibé de la fameuse eau de Cologne, dont il était par ailleurs, dit-on, un utilisateur frénétique.
> La Bergamote de Nancy
C'est évidemment par cette confiserie éponyme que les gourmets connaissent le mieux la bergamote.
Partant d’une pastille de gomme parfumée dont le roi Stanislas était friand (mentionnée par Joseph Gilliers, chef d’office et distillateur du château de Lunéville dans Le Cannaméliste Français, en 1851), la recette paraît se stabiliser assez vite, au cours du demi-siècle qui suit.
Ainsi, le confiseur Machet publie en 1803 une recette de "sucres à la bergamote" tout à fait conforme à la recette actuelle.
Il s’agit d’un sucre cuit, auquel on ajoute en fin de cuisson quelques gouttes d'huile essentielle de bergamote.
Marque déposée (avec deux T) par la confiserie Lefèvre-Denise en 1898, sa notoriété se développe grâce à l'exposition internationale de l'Est de la France, en 1909.
Le bonbon bénéficie également d'une IGP, indication géographique protégée décernée par la Communauté Européenne en 1996.
Comme je vous connais, petits coquins, je précède votre question : vous trouverez de vraies bergamotes de Nancy chez le Bonbon au Palais.
> Les madeleines de Commercy.
Mais nous n'en avons pas fini avec la Lorraine.
En effet, la recette la plus célèbre à base de bergamote, c'est la madeleine, la vraie, celle de Commercy avant d'être celle de Proust.
Là encore, le brave roi Stanislas sera de la partie.
Alors qu'il donne à dîner, en 1755, dans son château de Commercy, il est victime d'une querelle ancillaire : l'intendant ayant mal à propos limogé le cuisinier, celui, n'ayant pas à l'époque le recours de saisir le Conseil des Prud'hommes de Nancy, serait parti en emportant, par dépit, le dessert.
Et, là, c'est le drame. [le Vice-Président Sucré du Club, Me Georges Gaède, avocat à la Cour, est saisi d'effroi : faudra-t-il renoncer au dessert ?]
Survient alors une modeste servante de la comtesse Perrotin de Barmont, Madeleine Paulmier. N'écoutant que son courage, elle propose de substituer au dessert défaillant une recette de sa grand-mère…
Stanislas consent, faute de mieux... On moule la préparation dans des coquilles Saint-Jacques, et les convives sont émerveillés par le parfum de cette pâtisserie délicieuse.
En digne gentilhomme polonais, Stanislas Leszczynski tient dès le lendemain à rendre hommage à Madeleine. Il donne ainsi son prénom au succulent petit gâteau, dont notre camarade Marcel (promo 1892) nous fera par la suite des tartines (pardon Marcel).
Là encore, il y a une part de légende : à l'instar du comte Grey, le bon roi Stanislas est une aubaine pour les artisans lorrains en veine de proto-marketing. Car il se susurre aussi que la recette pourrait plutôt devoir son invention aux cuisines du Cardinal de Retz, un siècle plus tôt… Manifestement, la personnalité plus compliquée du coadjuteur ne fait pas recette (SciencesPo Alumni décline toute responsabilité pour ce calembour lamentable).
Néanmoins, peut-être doit on effectivement au goût de Stanislas le recours à la bergamote dans la recette, puisqu'il est attesté que la fragrance lui plaisait - on ne saurait exclure qu'il y ait eu un peu de bergamote dans l'intendance de la maison ducale, et qu'on en ait agrémenté au dernier moment le petit gâteau rustique, afin de le rendre plus présentable à la noble assemblée.
A la faveur de l'influence occulte des anciens de SciencesPo, et de la recherche du temps perdu, les petites madeleines ont fini par conquérir le monde ; néanmoins, seules celles de Commercy ont conservé l'apanage de la bergamote, ce qui leur confère, là encore, une part de rareté et de mystère...
> La bergamote en cuisine.
Les desserts n'ont pas le monopole de la bergamote. A ma connaissance, deux chefs cuisiniers l'utilisent dans leurs plats. Il s'agit de l'allemand Dieter Koschina et du français Vincent Farges. Tous deux tiennent des restaurants étoilés au Portugal, et utilisent la bergamote pour parfumer des fruits de mer, respectivement le homard et les huitres.
Muni de bergamotes, et de cette inspiration, le Club Gourmet a ainsi réalisé de très savoureuses linguines au gambas, c'est dernières ayant été nappées du mélange d'un filet d'huile, de jus (pour l'acidité) et de zestes (pour la fragrance) de bergamote.
La dégustation permet tout de suite de comprendre pourquoi Koschina et Farges se sont saisis de l'agrume : l'idée est heureuse.
L'accord entre le parfum des fruits de mer, iodé, saisi par la cuisson, et celui de la bergamote, donne à la vigueur de l'iode une profondeur élégante et raffinée, que le citron, même vert, ne lui apporterait pas. En outre, l'acidité de la bergamote, peut-être plus légère que celle du citron, apporte une nuance qui ne paraît pas à dédaigner.
Conclusion : bergamote et prophylaxie.
Enfin, sous peine d'être taxé de complotisme, je ne puis conclure cette chronique sans mentionner les innombrables bienfaits de la bergamote pour la santé.
L'huile essentielle de bergamote serait ainsi antiseptique, antispasmodique, vermifuge, relaxante et sédative. Certaines études lui prêtent même des bienfaits en matière de cancer du colon.
Le Club Gourmets, pour sa part, préférera retenir qu'elle est stimulante pour l'estomac, mais qui pouvait encore en douter ?
Votre fidèlement dévoué,
François Chmelewsky (D02)
Président du Club des Gourmets
Administrateur et Trésorier de l'Association.
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