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Service de presse entre Alumni #12 : Un degré de séparation, de Pablo Mehler

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Club Littérature

03/03/2024

« S’inspirant d’auteurs américains (William Styron, Scott Fitzgerald, Philip Roth) qui ont connu la dépression et la panne d’inspiration, Pablo Mehler inscrit son personnage dans une situation-crise identique et qui pour dépasser l’effondrement, doit emprunter les voies de l’introspection d’un passé familial » : Sabah Ogé-Chaïb nous explique pourquoi elle a aimé Un degré de séparation de Pablo Mehler, paru le 4 janvier 2024 aux éditions Liana Levi.


Le livre


L'auteur

Pablo Mehler ; photo du site Babelio 


Né aux États-Unis de parents argentins, Pablo Mehler a passé la majeure partie de sa vie en France où sa famille a émigré à la fin des années 1960. Il a été producteur de films avant de se consacrer pleinement à l’écriture. Après la publication d’un premier recueil de nouvelles intitulés Derrières les grilles du Luxembourg (Éditions Moires, Prix Ozoir’elles 2014) et l’écriture d’un premier long métrage (Il s’appelait Nael, Moana Films), Un degré de séparation est son premier roman.


Présentation du roman par la maison d'édition

Frederic Altman, un écrivain américain ayant connu la notoriété, n’est plus en mesure d’écrire la moindre ligne et ce sans motif apparent. Des années après son effondrement créatif, pour ne pas dire son effondrement tout court, la découverte d’une vieille photo dans les affaires de sa mère récemment décédée fait remonter à la surface les questionnements non résolus sur le secret de sa filiation. La photo, sur laquelle figure sa mère avec un jeune homme, a été prise à l’époque de sa naissance. Cet inconnu serait-il son père? Son imagination et son désir de saisir la vérité s’animent. Tout en revenant sur les épisodes marquants de son enfance de fils unique au sein d’une famille meurtrie par la guerre et l’exil, l’écrivain-narrateur entame une recherche minutieuse qui l’amène jusqu’à un éminent chercheur parisien. La résolution de cette quête lui paraît désormais indispensable à son équilibre, et pourrait même raviver son inspiration. Mais si le secret peut être toxique, la vérité est parfois plus difficile à appréhender qu’on ne le pense.


Deux extraits choisis par Sabah

« Ambiance familiale »...

C’est en allant à l’école que j’ai réellement pris conscience que quelque chose clochait chez nous. C’était tellement évident : ne serait-ce que la façon dont mes camarades et les parents interagissaient entre eux à la sortie des classes. Des gestes, des mots, des expressions qui exprimaient sinon l’amour du moins l’affection. Chez nous, outre une gravité constante que rien, pas même un événement heureux comme un anniversaire, ne semblait alléger, il y avait cette colère sourde qui régnait en permanence. Cette colère, je l’ai compris des années plus tard, était la résonance la plus discernable d’un passé tu (…). Pourquoi notre famille exilée et décimée ressemblait si peu à une vraie famille ? Pourquoi Myriam a été saisie régulièrement d'une mélancolie dévastatrice ? Pourquoi les questions les plus anodines sur le passé des uns et des autres créent systématiquement un malaise ? (…) Ma mère ne parlait pas plus du passé d'ailleurs. Nul récit, nulle photo, n'illustrait un avant, hormis sur la commode de sa chambre, un portrait de sa mère, ma grand-mère, une femme belle et distinguée qu'elle évoquait parfois à la seule fin de souligner qu'elle était intelligente et instruite, contrairement à Myriam. La famille Altman se conjuguait au présent, parfois au futur, jamais au passé.

... et le portrait du grand-père croqué par le narrateur

De la Bucovine, où il était né, à l'Autriche, où les actes antisémites étaient devenus aussi banals qu'un simple « Bonjour », puis la France, où il avait tenté sa chance avant que les prémices de la guerre ne le décident à trouver quelque avenir ailleurs, avec femme et enfant, sa vie n'avait été qu'un long exil. Exil qui, incidemment, lui avait sauvé la vie, contrairement aux membres de sa famille, moins heureux dans leur tentative de fuite. Certains étaient partis trop tard, d'autres avaient mal choisi leur route, ou trop optimistes quant à la tournure des événements pour se décider à partir en laissant tout derrière eux. Sans aucun doute, cela forge le caractère. Il se disputait avec les gens pour un oui ou pour un non, la qualité d'un tissu, le prix d'une marchandise ou l'incompétence qu'il décelait à tort ou à raison chez nombre de ses interlocuteurs, il ne pouvait pas s'en empêcher. C'était, je devais le comprendre plus tard, sa façon d'exprimer sa colère et de déclarer aux uns et aux autres, comme par défi, qu’en ce bas monde, personne n'aurait sa peau. Combien de fois en assistant à certains de ses esclandres ai-je rêvé de disparaître pour ne pas être associé à cet homme dont l'accent se renforçait avec la colère et qui, soudainement, me semblait aussi vulgaire que détestable.


L'avis de Sabah

Une photo, de la quête à l’enquête

Le livre se déploie sur un temps qui court des années 1950 à une période contemporaine, mettant en scène trois générations d’une même famille américaine d’origine juive, pour le moins réduite (F. Altman, sa mère, son grand-père maternel et l’épouse de celui-ci, Myriam, et une nounou française). Le récit se déploie en un temps dédoublé qui imprime une dynamique au roman et lui donne aussi une forme, celle du puzzle, qui convient précisément au schéma de l’exposé d’une énigme et à sa résolution finale, une fois la dernière pièce du puzzle donnée. 

Des chapitres courts alternent ainsi entre l’évocation de l’histoire familiale livrée par le narrateur et le récit de l’enquête qu’il mène à une période contemporaine. L’énigme démarre à l’instant de la découverte dans les effets personnels de sa mère décédée, d’une photographie sur laquelle figure un jeune couple : le narrateur y reconnait sa mère comme il ne l’avait jamais vue, radieuse et heureuse au côté d’un jeune homme à l’identité énigmatique. 

A l’instar du premier roman d'Hélène Gestern, Eux sur la photo (Éditions Arléa, 2011), qui lie enquête et photos retrouvées, le premier roman de Pablo Mehler fait reposer habilement la dramaturgie sur un effet particulier de révélation de la photographie, à savoir la manière dont les photos en disent trop ou pas assez et nourrissent l'imagination : entre l’image et le texte, c’est ce dernier sous forme de lettres reçues qui en définitive, jette la lumière sur l’histoire familiale. 

Ni reconstruction du passé, ni contemplation du présent, mais tension vers un futur : la photo du roman a rempli pleinement sa fonction puisque le sourire qui orne le visage de la mère, s’offre enfin à son fils et lui ouvre l’avenir…

 

Un monde fait de mondes

Le livre s’ouvre sur une belle citation de Georges Steiner « Les arbres ont des racines et moi des jambes. C’est à cela que je dois ma vie ». Avec cette citation inaugurale sous les auspices d’un tel intellectuel (juif viennois ayant fui le nazisme, professeur de littérature comparée à Oxford, universitaire polyglotte et brillant chroniqueur littéraire), l’auteur nous arrime à une période historique et à une génération ayant connu la guerre, la tragédie et l’exil. 

Il nous arrime également à un monde intellectuel qui le fascine et qui peuple son roman : entre le narrateur-personnage principal, Frederic Altman, écrivain à succès, et sa mère en charge d’une rubrique culture dans des revues de référence de la côte Est, les livres, les auteurs, les débats d’idées, en somme le monde littéraire pour référence, alimentent une conversation souvent âpre, et seul véritable lien organique entre ces deux êtres. 

C’est aussi à travers ses livres qui puisent à une veine autobiographique que le narrateur interroge en vain le lien de filiation et l’identité énigmatique de son père, qui demeure le secret de sa mère. La veine créative s’est tarie, la panne d’inspiration s’est installée durablement comme pour signifier les fausses pistes et les impasses biographiques de l’écrivain. 

S’inspirant d’auteurs américains (William Styron, Scott Fitzgerald, Philip Roth) qui ont connu la dépression et la panne d’inspiration, Pablo Mehler inscrit son personnage dans une situation-crise identique et qui pour dépasser l’effondrement, doit emprunter les voies de l’introspection d’un passé familial. Cette introspection prend la forme d’une enquête active qui l’oblige à se mouvoir entre deux espaces, les États-Unis et la France, et entre deux familles. 

 

Pourquoi ce livre plaira aux Alumni de Sciences Po

Ceux qui veulent : se replonger dans le contexte américain post-années 50 et 60, s’immiscer dans les relations intrafamiliales d’une famille américaine d’origine juive et vivre un suspense familial, se familiariser avec des personnages bien croqués et en éprouver les ressorts psychologiques (les ratés de la transmission familiale, le poids du silence et de l’incompréhension, la solitude vécue au sein même de la famille), mais aussi goûter aux bienfaits salvateurs de l’amitié et des livres, apprécieront ce premier roman…

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