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Fiction - La dernière bataille de la vieille économie

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27/01/2016

C’est désormais une tradition, nous publions dans chaque numéro le récit fictif de ce qui aurait pu ou pourrait se passer. Dans le dernier numéro d'Emile paru en décembre, nous avons donné carte blanche à Dominique Seux, journaliste et directeur délégué de la rédaction des Échos. Scénario retenu ? Nous sommes en 2025. BlaBlaCar lance une OPA sur la SNCF. À l’Élysée, c’est Emmanuel Macron qui mène la contre-attaque. Jusqu’à ce que…

Emmanuel Macron regarda en bas par la fenêtre, vers les pelouses grasses du superbe jardin de l’Élysée. Une envie de se reposer le saisit soudain. Le coup de fil crispé qu’il venait de recevoir de son ministre des Finances l’avait à la fois surpris et empli de nostalgie. « Cela n’a pas encore fuité, monsieur le Président, mais cela ne tardera pas. BlaBlaCar rachète en sous-main toutes les actions disponibles de la SNCF et a bien l’intention de prendre le contrôle de l’entreprise », l’avait informé le ministre de Bercy, sur un ton plus formel que d’habitude. La conversation s’était prolongée quelques instants avec des informations techniques, que le chef de l’État avait notées à côté de la date du jour : samedi 1er novembre 2025. La surprise était logique : qui aurait pu parier que la première capitalisation de la place de Paris s’attaque à une ex-société nationale ? « Ils sont quand même gonflés. Mais là, ils vont peut-être trop loin », jura intérieurement le président. Il était d’ores et déjà sûr que cette affaire allait lui voler du temps qu’il aurait aimé consacrer à lire. La nostalgie, elle, s’expliquait. Emmanuel Macron, qui avait fait ses premières armes politiques après l’élection de François Hollande en 2012 – il y a une éternité –, avait vu changer le monde plus vite que personne ne l’avait imaginé. Et Dieu sait que ce monde était compliqué à diriger.

Au cours des dernières années, l’économie numérique avait étendu ses ramifications partout. Le transport, l’information, l’hébergement, le commerce, naturellement. Mais aussi l’éducation, la police, la santé et bien plus loin encore. Elle avait surtout ringardisé la quasi-totalité des grandes sociétés d’autrefois. Cela faisait longtemps que les capitalisations d’Uber, d’Airbnb, de Scraplab et autres Lafourchette.com avaient enfoncé celles d’entreprises centenaires comme Saint-Gobain ou Air Liquide. Pour ne parler que du cas de la France… Aucun de ces géants ne possédait la moindre voiture, le moindre mètre carré. Et pourtant, ils tenaient tout simplement le haut du pavé. Et cela faisait tout autant de temps que les médias, toujours aussi moutonniers, les intellectuels, toujours prompts à sauter sur les derniers poncifs de Saint-Germain-des-Prés, et les politiques, toujours terrorisés à l’idée de paraître ringards, ne communiaient qu’à un seul credo : baiser le tapis du numérique.

Seulement voilà, de plus en plus nombreux étaient ceux qui en avait marre. Les entreprises traditionnelles n’en pouvaient plus d’être interrogées sur leur avenir incertain. D’être snobées, dans le meilleur des cas. D’être moquées, le plus souvent. Dans les milieux d’affaires, on se racontait en boucle ce dîner récent du Tout-Paris où le patron de BNP Paribas et de ses 100 000 collaborateurs (le groupe avait perdu des plumes ces dernières années, en fait la moitié de ses effectifs) s’était retrouvé à un bout de table à l’Élysée pour laisser la place d’honneur à un gamin de 28 ans qui imaginé une application mobile dont personne ne comprenait l’utilité chez les plus de 35 ans. Les présidents de sociétés voulaient bien être ubérisés – c’est la dure loi schumpétérienne, ils étaient payés (cher) pour cela –, mais pas ridiculisés.

L’élément nouveau était toutefois que l’État était dans le même état d’esprit énervé. Au début, on y avait à peine pris garde. Mais la désintermédiation de tous les secteurs d’activité, les uns après les autres, avait siphonné les recettes fiscales. Les rentrées de TVA avaient commencé à s’effriter discrètement, puis de plus en plus vite. L’impôt sur les sociétés avait suivi la même pente. Les hauts fonctionnaires cravatés de l’hôtel des ministres, à Bercy, avaient d’abord comme il se doit accusé la mollesse de la croissance, puis l’Insee de mal mesurer cette croissance, mais ils avaient fini par se rendre à l’évidence : cela fuyait de partout. En 2023, le déficit public était déjà remonté à 8 % du PIB. Ce n’était tout simplement plus possible.

Dernière pièce du puzzle, les dirigeants politiques eux-mêmes n’en pouvaient plus. Faire Sciences Po puis l’ENA, être obligé d’arpenter le marché de Sarzeau ou de Saint-Furmon-les-deux-Pérennes tous les samedis matin pendant vingt ans pour être élu et rêver d’être un jour sous-ministre... Tout ça pour être doublé sur l’autoroute des pouvoirs par des quadragénaires biberonnés chez Google travaillant trois jours par semaine ! Non merci. Certes, Emmanuel Macron avait grimpé quatre à quatre les barreaux de l’échelle par une autre voie. Mais il n’était pas loin de partager la même opinion.

À l’instant, à l’Élysée, il ne retrouvait pas la formule de Paul Ricœur dont il avait été l’assistant. Il était pourtant sûr que le philosophe avait dit un jour quelque chose du genre : « Être vieux, c’est quand on tutoie tout le monde et que personne ne vous dit “tu”. » En fait, c’était du Pagnol, mais c’est vrai qu’on le vouvoyait de plus en plus. Et il commençait à se sentir carrément vieux – à 47 ans ! Bref, il y avait des intérêts convergents et l’occasion était peut-être belle de faire rendre gorge à un géant du numérique. Pour l’exemple. Le président commença à activer ses neurones. Le mieux, en l’occurrence, était encore d’organiser sans tarder une réunion discrète avec son ministre des Finances. La question ne se posait pas d’inviter le Premier ministre : le poste avait été supprimé il y a quelques années déjà.

Benoît Cœuré, convoqué pour 15 h 15, entra avec un peu d’avance dans le bureau d’Emmanuel Macron. Ces deux-là se connaissaient depuis longtemps. Ancien membre du directoire de la Banque centrale européenne dans les années 2010, le quinquagénaire était économiste. Ce n’était pas gage de réussite à Bercy. Cela pouvait même être un handicap tant l’économie vue par les politiques ressemble davantage à de la robinetterie qu’à une science dure. Faites couler X milliards de baisse d’impôt ou de hausse de dépense. Il en sortira, par on ne sait quel miracle, une croissance quantifiée au dixième près. Ben voyons. Mais voilà, Cœuré avait l’avantage d’être extrêmement sympathique. « Entre, Benoît. Nous avons manifestement un problème, explique-moi la situation. » Le ministre décida d’éviter le plan en deux parties deux sous-parties. « C’est simple. Tu te souviens de ce qui est arrivé à la SNCF il y a quelques années. Elle a été prise entre deux feux, et même trois. Plombée par les coûts de la grande vitesse, elle s’est enfoncée dans la crise financière, tout en étant prise en sandwich entre le low cost aérien, le covoiturage et les cars grandes lignes. Et puis, il y a eu ce que personne n’avait anticipé : le choc électrique. Quand ton prédécesseur a décidé de mettre le frein sur le nucléaire, le prix de l’électricité a logiquement grimpé. Les Français l’ont supporté : ils avaient découvert stupéfaits sur leurs écrans de télévision en 2016 que trente ans pile après la catastrophe de Tchernobyl, le réacteur ukrainien était encore fumant et brûlant. Ils étaient encore sous le coup. Mais les entreprises ont pris le choc. Et donc, ton prédécesseur, pour boucher les trous, a privatisé la société nationale. »

Emmanuel Macron griffonnait une esquisse de voiture. « Mais pourquoi BlaBlaCar veut-il mettre la main dessus ? », questionna-t-il. « Une hypothèse est qu’ils ne savent pas quoi faire de leur argent. Mais plus probablement, mettre la main sur le train, c’est  alimenter leurs aires de covoiturage. Tu sais, les Français parcourent plus de 700 milliards de kilomètres en voiture chaque année. » La phrase resta en suspens et un ange traversa la pièce dorée. « Trouve-moi une solution, et vite, ce n’est pas politiquement possible… » congédia l’interlocuteur, et le président prolongea la phrase in petto « …le chemin de fer, c’est quand même l’ADN de l’histoire de la gauche, je ne peux lui faire cela en plus. Il y a un moment où quand on dépasse les bornes, il n’y a plus de limite ». Chacun savait qu’il était inutile d’entrer en relations avec le successeur de Frédéric Mazella, qui était nettement moins affable que le fondateur du champion du covoiturage.

La solution, en définitive, vint pourtant d’ailleurs. Car ce qu’il ne savait pas, c’est qu’au même moment, au siège de la discrète Association française des entreprises privées, avenue Delcassé, à 450 mètres à pied exactement de l’Élysée, une réunion de crise rassemblait quelques grands patrons triés sur le volet. Comme souvent, l’information encore confidentielle avait filtré via un jeune haut fonctionnaire de cabinet qui pensait à son avenir. L’ambiance était à l’excitation au 5e étage. Il y avait là les dirigeants d’Oxa, l’assureur, Sinofa, le géant pharmaceutique et de L’Areol, le leader de la beauté. Il ne fallut que deux heures pour accoucher d’un plan B plutôt culotté. Contactés un par un, les grands industriels, les services et les banques du CAC 40 donnèrent leur accord. L’idée était simple : tous les groupes tricolores de la vieille économie allaient lancer une contre-OPA sur BlaBlaCar pour protéger la SNCF. Chacun apporterait quelques milliards. « L’objectif n’est pas de défendre la SNCF, on s’en fout, mais d’envoyer un signal d’arrêt à ces clowns qui croient diriger le monde. Maintenant ça suffit, ils nous trouveront sur notre chemin. On ne va pas se laisser bouffer tout cru, c’est du patriotisme industriel. C’est un point de départ, comme en 1946 la nationalisation de secteurs entiers de l’économie. » C’est ainsi que le banquier d’affaires Arnaud Montebourg alla expliquer le lendemain, dimanche, la manœuvre à Emmanuel Macron.

On était dimanche soir et la contre-offensive devait se déclencher le lundi, avant l’ouverture de la Bourse. Tout était prêt. Les Échos avaient été briefés et leurs community managers étaient dans les starting-blocks. Depuis que l’euro avait été mis entre parenthèses en 2020 faute de convergence entre les économies européennes, il était plus compliqué d’en lever des dizaines de milliards en quelques heures. Mais les milieux d'affaires, à Paris, avaient quand même encore de la ressource. Emmanuel Macron avait de son côté élaboré les éléments de langage que son équipe de com distillerait le lendemain matin dans les réseaux sociaux. Équipe fort nombreuse : ministre à Bercy dix ans auparavant, il avait alors déjà cinq personnes chargées de cela auprès de lui ; à l'Élysée, il en était à 40 !

C’est vers 3 heures du matin que l’histoire bascula une nouvelle fois. Le président se préparait à aller se coucher – c’était resté son heure habituelle – quand un message privé bipa sur son fil Twitter. Pourquoi continuait-il à perdre son temps à ça, comme un ado ? Il ne le savait pas lui-même. Mais là, c’était plutôt utile. Le message était sans grand intérêt, une vague menace, rien de plus. « Réfléchissez bien avant lancement opération BlaBlacar. Arrêtez tout, nous ferons de même. » Mais c’est le post-scriptum qui le troubla infiniment. « Au fait, redescendez de votre bureau par l’escalier, ce sera meilleur pour votre santé. 1 256 pas aujourd'hui, c'est peu monsieur le Président. Le short de jogging que vous a acheté votre garde du corps il y a dix jours à 13 h 46 ne vous sert donc à rien ? Au passage, dites-lui que ses analyses de sang sont déjà arrivées. Il peut passer les prendre au labo. » Au même moment, son smartphone vibra une première fois, puis une deuxième, une troisième. Au total dix messages arrivèrent, ce qui était beaucoup à cette heure-là. Ce qu’il lit le glaça. Tous les patrons et politiques dans la confidence de l’opération avaient reçu les mêmes messages sibyllins. Avec à chaque fois des précisions intimes qui, dévoilées, mettraient la République à terre et provoqueraient une série des scandales. Pour l’un, c’était sa situation financière. Pour l’autre, une double vie non avouable. Pour la troisième, la passion du jeu, ce qui n’était guère convenable pour un grand banquier. Pour un autre, des détails de santé délicats. C’était parfois l’un plus l’autre. Bref, c’était encore la cata.

Tous avaient oublié une chose simple. À chaque fois qu’ils avaient depuis tant d’années répondu à des questionnaires en ligne, téléchargé des applis, effectué des paiements en ligne, ils avaient sans même y penser accompli un geste inconsidéré. Ils avaient validé les conditions générales d’utilisation que personne ne lit jamais et qui, entre autres mais pas seulement, autorisent les opérateurs à enregistrer les coordonnées GPS et toutes les données personnelles. Pour l’éternité. Quelques heures de travail et de croisements de fichiers entre les géants du Net, et le tour était joué : ceux que l’on appelait dans les années 2010 les GAFA étaient en mesure de faire chanter qui ils voulaient. Ils avaient montré le bout de leur nez, mais ils en avaient à l’évidence beaucoup plus sous le pied.

Macron était courageux. Il n’était pas idiot pour autant. Le message était clair. Il était passé. Il n’avait pas d’autre choix que d’obéir. Il mit un coup d’arrêt à l’opération Reconquête. Mais il obtint en contrepartie que BlaBlacar renonce aussi à son projet. La SNCF resta appauvrie mais indépendante. Le bilan était quand même clair : la nouvelle économie avait gagné.

Par Dominique Seux (SP 87)

 

Paru dans le dernier numéro d'Emile, automne 2015.

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