Impact économique des épidémies : vecteurs et leviers
« Un mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste, (puisqu’il faut l’appeler par son nom)
Capable d’enrichir en un jour l’Acheron,
Faisait aux animaux la guerre »
Jean de la Fontaine (1621-1695), dans sa fable « Les animaux malades de la Peste » résume en quelques vers, avec génie, les points essentiels de cette situation humaine que nous avions tendance à considérer comme très improbable, confiants dans notre science et notre système de santé. Or une épidémie, si elle ne touche pas tout le monde, va tous nous paralyser (« ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ») et nous écarter des activités économiques qui ont pour but de nous faire vivre (« on n’en voyait point d’occupés/ à chercher le soutien d’une mourante vie… ».
Dans une situation d’endémie (maladie qui sévit en permanence dans une région), les sujets atteints vont nécessiter des soins (coûts directs de santé) et perdre leur capacité de travail pour un temps donné voire perdre la vie (perte de revenu). C’est au regard de ces coûts pour un système d’assurance maladie ou pour la société qu’on va apprécier la valeur qu’un vaccin pourra apporter. Si l’économie globale de la région concernée pourra être améliorée par la vaccination (plus de productivité, plus de revenu à dépenser, plus de sécurité pour les familles), son fonctionnement usuel est adapté à cette situation endémique, et non menacé. C’est le cas par exemple pour la dengue, répandue en Asie du Sud-Est ou Amérique du Sud, qui est très rarement mortelle mais entraine une fatigue et des troubles invalidants chez les personnes atteintes, en général d’âge actif. Une épidémie, parce qu’elle atteint de façon simultanée un grand nombre de personnes d’une maladie contagieuse, aura un impact beaucoup plus soudain et plus perturbateur. S’il l’on dispose des moyens de la prévenir (comme la grippe saisonnière), son impact sera réduit, d’abord sur le plan sanitaire, en protégeant les personnes les plus fragiles, ensuite sur le plan économique, en protégeant les personnes les plus exposées et nécessaires au fonctionnement de l’économie (le système de santé, mais aussi les transports, l’agriculture, l’énergie, etc.). Lorsque ni outil de prévention, ni organisation adaptée ne sont disponibles, l’impact sur l’activité sera beaucoup plus brutal, et sévère. Quels sont les ressorts de cet impact ? Quelles sont les solutions ?
L’épidémie d’EBOLA qui a émergé en Afrique de l’Ouest en décembre 2013 dans un épicentre constitué de trois petits états très pauvres, (Sierra Leone, Liberia, Guinée – 21 millions d’habitants) mais proches de deux états en pleine croissance et très peuplés (Sénégal, Nigeria) est un modèle récent et très instructif. Un rapport de la banque mondiale, disponible dès l’automne 2014, a mis en évidence deux vecteurs d’impact économique : la morbidité et la mortalité (très élevée) et la peur de la contagion (la « terreur » de Jean de la Fontaine) se sont conjugués pour perturber l’ensemble de la vie économique de ces trois états, dans les secteurs privé et public, comme illustré dans le schéma ci-après :
Le résultat, en raison de la réduction des approvisionnements alimentaires et des revenus de la population, est l’apparition très rapide de situations de pauvreté aggravées et de pénuries alimentaires. C’est un trait des épidémies de toucher d’abord les populations les plus pauvres et les plus vulnérables.
Les économistes de la banque mondiale ont montré, comment selon deux scénarios – Low Ebola avec maîtrise rapide de l’épidémie ou High Ebola avec intensification de la contagion et faiblesse de la réponse sanitaire – l’impact économique non seulement pour les trois pays mais pour la région pouvait être limité à quelques % de perte de croissance limités aux pays épicentres ou bien considérables pour la région entière en termes de revenu par habitant, d’échanges internationaux, d’investissements étrangers. La prise de conscience de la menace pour les pays riches – importateurs de minerais et pétrole produits par cette région africaine, et de quelques rares cas sur leur territoire – a poussé l’ONU à agir sur les deux volets : collaboration internationale pour la maîtrise de l’épidémie et soutien économique pour limiter la récession. Si l’agent infectieux est toujours considéré comme endémique en Afrique, sa menace est moins redoutée, car un laboratoire américain a pu développer et expérimenter un premier vaccin dans ce contexte épidémique et que d’autres vaccins suivent. Reste à maintenir une très sérieuse veille sur l’apparition de nouveaux foyers (comme en 2019 en République Démocratique du Congo) et à agir au plus vite en vaccinant les populations concernées.
Qu’en est-il de la pandémie (épidémie de maladie infectieuse à vaste étendue géographique, inter-continentale) du COVID-19 ? Les mêmes ressorts sont à l’œuvre, mais à l’échelle planétaire : la peur de chacun pour soi et pour ses proches (haute contagiosité, mortalité significative chez les personnes à risque), mais aussi la peur des agents économiques qui anticipent le désastre. Ne jamais oublier que l’économie est d’abord une affaire de comportement humain.
Sommes-nous dans un « état de guerre » ? Non, si on considère que l’épidémie, au moins à court terme, n’entraîne pas de destruction massive de nos infrastructures (routes, énergie, télécom, etc…). Oui, si on observe qu’une armée est partie au combat, celle des soignants, pas toujours bien protégés, que la paralysie est partielle (échanges de biens, productions) voire totale selon les secteurs (tourisme, culturel) et que des pénuries en biens essentiels (médicaments, protections) apparaissent, liées à des perturbations majeures des chaines de valeur, du fait de la localisation de maillons dispersés dans le monde.
Oui, nous sommes bien rentrés dans une économie de guerre, marquée par une intervention massive de l’état, qui d’abord tente de limiter les dommages sanitaires, « quoiqu’il en coûte » : le levier du confinement est la solution du moyen âge selon certains, mais en l’absence de vaccins et de traitement, le plus efficace pour juguler l’épidémie, et notre société n’est heureusement pas celle qui peut tolérer les morts qu’une absence de confinement aurait entrainé, estimés à 60 000 morts au moins. Si les autorités ne l’avaient pas imposée, pour préserver l’économie, la peur l’aurait fait. Le soutien de l’économie est, comme pour l’épidémie EBOLA, l’autre levier pour en sortir : préserver les entreprises, les revenus des ménages, limiter les dommages structurels (faillites en série, arrêts des investissements) en injectant des liquidités dans le circuit économique qui ne peut pas fonctionner sans circulation de monnaie. La question que tous se posent est quelle sera la forme de la courbe de notre croissance, c’est-à-dire la profondeur de la récession (-8 % annoncé pour 2020) et surtout la capacité de récupération de notre économie – en lien avec celles de nos partenaires. Plusieurs scenarios sont possibles, mais d’abord déterminés par le facteur que nous maîtrisons le moins : le COVID-19, puisque de nombreuses questions scientifiques sont encore sans réponse certaine (immunité et durée de celle-ci, traitement préventifs et curatifs, suites de la maladie, évolution du virus etc.). Quelles sont les hypothèses économiques ? Elles résident au point de croisement entre la capacité à stopper la diffusion du virus et maîtriser l’impact de santé publique et la pertinence et la vigueur de la politique économique de soutien.
Le meilleur scenario serait celui d’un contrôle rapide et efficace (2-3 mois) combiné avec une intervention aussi efficace sur le plan économique : c’est la courbe en U (courbe A sur le schéma). Il y a débat sur la politique engagée par le gouvernement vers l’économie (va-t-elle assez loin en soutien des entreprises au regard de l’effort engagé en Allemagne), et nous commençons tous à comprendre que du fait d’un taux d’immunisation faible de la population, nous n’aurons pas une sortie sanitaire rapide. Ce scénario est donc peu probable. Le scénario B, résultat d’une politique sanitaire non efficace et une intervention économique insuffisante n’est pas le plus probable non plus – d’autres pays pourraient s’y trouver confrontés, faute d’avoir réagi assez tôt et avec une stratégie de lutte contre le virus cohérente et organisée. Le scénario C, en cas d’effets rebonds de l’épidémie impliquant de nouveaux confinements généralisés, ne serait pas à écarter : mais plus les rebonds sont nombreux, plus les dommages structurels pour notre économie (et ses déficits publics) seront importants…. Une très bonne raison pour nous citoyens d’être très prudents et respectueux des consignes lors du déconfinement.
Un autre aspect de cette crise est la prise de conscience tardive par l’opinion publique mais aussi une bonne partie de notre élite, de la place que la Chine a prise dans l’économie mondiale. Elle dépasse aujourd’hui les Etats Unis, (en 2018, son PIB en parité de pouvoir d’achat était de 25 398 milliards de $ contre 20 544 aux US) et est la première puissance mondiale industrielle. Notre approvisionnement en produits de santé stratégiques dépend d’elle en grande partie (même si Inde ou Singapour par exemple sont d’autres sources). Pourquoi cette situation ? La Chine est depuis 2013 le deuxième marché pharmaceutique mondial, en croissance continue ; la demande de médicaments s’est considérablement développée, solvabilisée grâce à la mise en place d’une couverture maladie universelle réalisée en 5 ans – même si elle est peu généreuse, inégalitaire entre zones rurales et urbaines, et que le système de santé chinois souffre encore cruellement d’une insuffisance de structures de soins primaires. Les industriels occidentaux, alors que les marchés européens en particulier devenaient de plus en plus contraints, n’ont pas eu d’autre opportunité de développement que de se porter sur ce marché. Les Chinois entre 2000 et 2015 environ ont pratiqué la politique industrielle que nous-mêmes avions appliquée avec succès dans les années 1980-1990 : invitation pressante à réaliser des joints ventures avec des industriels locaux pour les aider à grandir en savoir-faire et périmètre d’affaires, via des investissements industriels ou de recherche ; ouverture de parcs dédiés, en zone franche pour les accueillir. Il s’agissait là d’une des clés pour accéder à la liste chinoise des médicaments remboursables, opaque et ouverte de façon temporaire. Mais aussi pression sur les prix, surveillance active des pratiques commerciales etc… tous les éléments de régulation d’un système de couverture universelle se sont mis en place.
Le résultat est là : nos collectivités publiques se battent pour se procurer des masques ou des respirateurs sur un marché mondial, dominé par la Chine, et la loi de la jungle prévaut : les lots vont aux plus rapides et aux mieux disant dans une situation où la demande dépasse l’offre. Ayant eu personnellement vers 2015 l’occasion d’évoquer cette politique chinoise auprès de nos autorités en charge de la fixation des prix des produits de santé et son impact sur les implantations d’usines ou d’approvisionnement des industriels, j’avais rencontré un intérêt poli, mais la menace sur notre indépendance sanitaire n’était pas encore une préoccupation majeure…
Dans cette situation de crise, il y a beaucoup de perdants, mais il peut y avoir quelques gagnants, sous réserve qu’ils n’abusent pas de la situation. Nous avons en France encore de solides capacités de production de médicaments – beaucoup moins de matériel de protection ou de respirateurs. Mais le médicament produit en France a perdu du terrain : la France est passée du 3ème rang d’exportateur européen en 2013 (après avoir été le premier dans les années 90) au 6ème rang, sous l’effet d’une régulation économique axée en priorité sur la maîtrise budgétaire. Il va falloir revoir cette politique : même le grand public, généralement hostile aux laboratoires pharmaceutiques, comme en témoigne un sondage publié dans les ECHOS courant avril, soutiendrait à 91 % une politique du gouvernement en ce sens.
La fin de la fable : devant son impuissance à juguler l’épidémie, le lion (le plus beau, le plus puissant des animaux) tient conseil et dit : « …Mes chers amis, / je crois que le ciel a permis pour nos péchés cette infortune ;/ que le plus coupable de nous se sacrifie aux traits du céleste courroux, /peut-être il obtiendra la guérison commune » … Autrement dit, désignons le bouc émissaire. Le Lion, l’Ours, le Tigre exposent leurs graves méfaits, mais le renard, en bon courtisan, trouve des excuses à tous. Enfin l’Ane confesse avoir tondu d’un pré d’herbe tendre auquel il n’avait pas droit « la largeur de sa langue ». Et c’est lui qui sera exécuté pour le salut de la communauté…
Ne voyez aucun rapport entre cette fable et la décision de Donald Trump de geler la participation américaine au budget de l’OMS, en pleine crise de pandémie…
Annie CHICOYE
Vice-Présidente du groupe professionnel Santé
Economiste de la Santé
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